Cela fait des années que rien ne va entre les avocats et le ministère de tutelle sur fond de plusieurs désaccords qui culminent avec les récentes réformes judiciaires. Décryptage. Le courant ne passe plus entre les avocats et le ministre de la Justice, Abdellatif Ouahbi, qui s'attaque actuellement à la refonte du système judiciaire. Son style, jugé trop personnel et ses prises de position audacieuses, parfois abruptes, semblent déplaire aux robes noires qui ne partagent pas le vent progressiste qu'il veut souffler sur les prétoires, bien que la nécessité de changement du système fasse l'unanimité. Lorsqu'il a pris les commandes de la Justice, tout le monde savait qui était l'ancien patron du PAM. Un homme habitué au combat politique.
Le style Ouahbi
Son caractère combatif et ses déclarations sans filtre forgent son style. Depuis son investiture, il avait clairement exprimé toute la répugnance qu'il éprouvait à l'égard d'un système judiciaire qu'il trouvait rigide et archaïque. Il y a près d'un an, il a même dit qu'il faut sortir le système judiciaire de "l'âge de pierre" lors de son intervention aux Made In Morocco Days. Bien qu'il soit lui-même avocat, Ouahbi a du mal à s'entendre avec ses confrères avec lesquels il accumule les malentendus depuis son arrivée au ministère en 2021. L'incompréhension est telle que le dialogue est souvent rompu avec l'Association des Barreaux du Maroc qui hausse aujourd'hui le ton depuis des mois en protestation contre les nouvelles réformes qu'il mène.
Procédure civile, Code de procédure pénale, loi sur la profession d'avocat...L'essence des nouvelles législations portées par Ouahbi et ses collaborateurs consterne l'ABAM, dont les membres contestent farouchement sa politique et y voient un recul démocratique et un assaut contre leur profession. Samedi, ils étaient plus de cinq milles à se rassembler au Théâtre Mohammed V à Rabat lors d'un meeting de l'ABAM. Pour les robes noires, trop c'est trop ! La colère est tellement bouillonnante qu'ils parlent d'intifada. Le terme est fort. Mais désormais tous les vocables sont permis pour exprimer une grogne latente qui enfle depuis des années et que les sit-in et les grèves ne suffisent plus à exprimer. Tout au long du meeting, elles ont agité leurs tissus blancs tout en scandant des slogans du genre "nous sommes une profession noble avec un vocation humanitaire". D'autres choisissent la provocation en parlant d'une volonté de "guillotiner la profession". Face au discours éloquent et au ton sévère du président El Houceine Ziani, les avocats ont pu dire tout le mal qu'ils pensent des réformes actuellement en cours, qu'ils jugent dangereuses pour la profession. Quelques-uns y voient des "réformes empoisonnées". Fraîchement élu à la tête de l'ABAM, le bâtonnier porte la voix de l'indignation de la profession. Face aux foules galvanisées, il a décrié l'état actuel de la profession qui souffre, selon lui, d'une crise profonde et d'un malaise inédit. "Que personne ne blâme les avocats s'ils haussent le ton", a-t-il lancé. En gros, les avocats, qui se voient comme le rempart et un pilier fondamental de la démocratie, jugent qu'il y a eu plusieurs régressions dans les réformes en cours de discussion au Parlement. Les pommes de discorde
La Procédure civile revient souvent dans les bouches des avocats. Pour eux, c'est un coup dur aux droits des justiciables à un procès équitable. "Ce qui dérange le plus dans le projet de loi qui a été voté à la Chambre des Représentants, c'est qu'il reflète un degré d'insécurité élevé", s'insurge Ahmed El Majdi, avocat au Barreau de Rabat, qui rappelle que les avocats ne manifestent pas uniquement pour eux-mêmes mais pour la défense des droits des citoyens qui seraient, selon eux, bafoués si le projet de loi est définitivement voté tel quel. Votée par les députés, la réforme de la Procédure civile est transmise maintenant à la deuxième Chambre où elle devrait être revue en profondeur. Plusieurs dispositions demeurent catégoriquement rejetées par les avocats, surtout les restrictions des recours judiciaires dans les affaires civiles à travers des plafonnements financiers. Par exemple, pour faire appel d'un jugement, il faut que le montant du litige soit supérieur à 40.000 dirhams. Idem pour le pourvoi en cassation désormais conditionné par le montant du préjudice (les affaires d'un montant inférieur à 80.000 ne sont pas éligibles à faire l'objet de cassation). De quoi scandaliser les robes noires qui s'insurgent également contre les nouvelles sanctions pécuniaires imposées aux avocats en cas de rejet d'une requête et d'autres dispositions jugées préjudiciables aux droits des justiciables. Chacun sa conception du dialogue !
Pour sa part, Abdellatif Ouahbi semble serein. Interrogé à maintes reprises sur la colère des avocats qui ne partagent absolument pas sa philosophie judiciaire, il répond souvent en disant respecter leur liberté d'expression. Le ministre assure toujours avoir sollicité l'avis de la profession dans l'élaboration de ces projets de loi qui font autant de bruit. D'ailleurs, les avocats lui reprochent de ne pas tenir compte de leurs avis. C'est là le fond du problème. C'est l'idée que chacune des deux parties se fait de la concertation. Ouahbi estime que les avocats peuvent contribuer au débat pourvu qu'ils fassent des propositions sérieuses. C'est ce qu'il avait dit dans une interview accordée, il y a deux semaines, à 2M.ma, où il a dit que la concertation ne signifie pas forcément qu'il tienne compte de toutes les propositions des avocats. A ses yeux, le dernier mot revient aux élus de la Nation de se prononcer sur les lois. Par ailleurs, les avocats semblent maintenant vouloir dépasser l'aspect technique de leur bras de fer avec la tutelle pour le transformer en débat politique. Maintenant, ils s'adressent directement au gouvernement qu'ils interrogent sur la place de la défense dans le système judiciaire. Une place que le ministre a tout de même renforcée dans la nouvelle Procédure pénale. Cela va-t-il lui servir de circonstance atténuante ?
Trois questions à Omar Benjelloun : "Le corps de la défense est fondamental"
* Le dialogue entre les représentants de la profession et le ministre de tutelle n'a jamais été si difficile. Pourquoi à votre avis ?
En fait, il y a eu des ruptures de dialogue entre le ministre et le président de l'Association des Barreaux du Maroc. Mais les Barreaux demeurent individuellement en mesure de communiquer avec la tutelle en dépit de la complexité des sujets mis sur la table. Mais il est nécessaire que la tutelle prenne l'avis des professionnels sur une réforme qui les concerne avant de légiférer et aller au Parlement. Cela va de l'esprit des institutions. Par ailleurs, à mon sens, le ministre porte la parole d'une orientation qui consiste à affaiblir la profession et la vider de ses prérogatives en tant que contre-pouvoir. C'est évidemment inacceptable pour nous en tant qu'avocats qui demeurent très attachés à la séparation des pouvoirs.
* Concernant l'accessibilité à la profession, on parle souvent d'une volonté de verrouiller l'accès avec le nouveau système de formation, qu'en pensez-vous ?
La création d'un institut de formation est souhaitable parce qu'il faut impérativement passer de la logique de l'examen à celle du concours. On ne peut plus rester dans le schéma actuel qui n'est régulé ni par un quota ni par aucune disposition réglementaire avec des milliers de candidats qui se présentent chaque année.La restriction d'accès peut être débattue, pourvu qu'il y ait, en contrepartie, des engagements sur l'amélioration de la qualité de la formation et des stages. Plus on réforme dans ce sens, plus c'est bien de mon point de vue. En tant qu'avocats, nous revendiquons un institut à part. Je récuse l'idée d'un institut de formation pour l'ensemble des professions judiciaires. La profession d'avocat a besoin d'un institut spécialisé vu sa particularité par rapport aux autres puisqu'elle inspire les jugements.
* Quels sont, à votre avis, les acquis fondamentaux qu'il faut consolider avec la réforme que vous attendez impatiemment ?
Il faudra revoir les questions disciplinaires, notamment celles de l'immunité et de la concurrence déloyale que posent des métiers connexes qui affaiblissent la profession. Le monopole économique de la défense me semble indispensable pour protéger et revigorer la profession qui est la garantie d'un procès équitable comme prévu dans la Constitution. ABAM et Ouahbi : Récit d'une série de désaccords Il va sans dire que la relation entre le ministre de la Justice et l'Association des Barreaux du Maroc (ABAM) est tendue. Ce serait même un euphémisme que de parler de tension plutôt que d'autre chose. En réalité, le choc date des premiers jours de la prise de fonction des ministres qui voulaient imposer le pas vaccinal aux tribunaux, une décision jugée légitime vu le contexte sanitaire mais qui avait suscité une vague de manifestations des robes noires. Quelques mois plus tard, l'Association a déclaré, en octobre 2022, qu'elle cesse toute collaboration avec le ministre de la Justice sur fond d'un profond désaccord. A l'époque, les avocats faisaient front commun contre le nouveau régime fiscal imposé. Un arrangement a pu être finalement trouvé après l'intervention du Chef du gouvernement, Aziz Akhannouch. La réforme de la loi relative à l'exercice de la profession d'avocat a exacerbé l'incompréhension. C'est finalement la réforme de la Procédure civile qui a été la goutte qui a fait déborder le vase. Les avocats ont jugé nécessaire de manifester, fin juillet, devant le Parlement pour faire entendre leur voix. Maintenant, le duel continue. Chacun défend sa vision.
Procédure pénale : Un cadeau à la défense Bien qu'elles contestent le statut de l'avocat dans le nouveau système judiciaire, les robes noires peinent à employer cet argument dans la nouvelle réforme du Code de procédure pénale qui octroie manifestement plusieurs prérogatives aux avocats. Ces derniers s'en sortent renforcés face à l'accusation publique avec laquelle les rapports sont plus équilibrés qu'avant. Les avocats obtiennent de nouveaux acquis au niveau de la garde à vue où ils peuvent désormais entrer rapidement en contact avec leurs clients dès la première heure. Ils ont aussi le droit d'assister aux interrogatoires de police qui, rappelons-le, seront désormais enregistrés. Les garanties de la défense sont d'autant plus renforcées que le prolongement de la garde à vue doit être impérativement motivé par le parquet. La même logique est appliquée à la détention préventive dont le recours est plus restreint puisqu'il s'agit d'une mesure exceptionnelle. Le nombre de prolongations est réduit. La décision même peut être contestée par l'avocat. En gros, le texte porté par Abdellatif Ouahbi reflète un large consensus national sur la nécessité d'humaniser notre système judiciaire dans lequel sévit le réflexe pernicieux de la détention préventive qui fait que les prisons soient encombrées par les détenus non définitivement condamnés. Pour cette raison, tout est fait pour raffermir la présomption d'innocence de sorte à ce que l'emprisonnement ne soit qu'un dernier recours. C'est pour cela que des peines alternatives ont été mises en place. L'objectif est de fluidifier le contrôle judiciaire pour donner plus de marge de manœuvre aux magistrats, qu'ils soient du parquet ou du siège, de poursuivre en état de liberté dans les infractions simples.