Le courant peine à passer entre les robes noires et le ministre de tutelle. L'incompréhension refait surface à l'occasion de la discussion de la réforme de la procédure civile. Décryptage. À l'heure où nous écrivons ces lignes, le ministre de la Justice, Abdellatif Ouahbi, continue de débattre de sa réforme de la procédure civile avec les députés à la Commission compétente à la Chambre des Représentants. Soumise à la discussion détaillée, cette réforme suscite des débats passionnés, surtout sur le rôle des avocats dans la procédure. Un rôle que le ministre veut revoir en profondeur, suscitant l'inquiétude des robes noires qui voient d'un œil inquiet les déclarations du ministre. Fidèle à son tempérament, Ouahbi, à chaque réunion en commission, dit librement ce qu'il pense des robes noires. Pour le moins que l'on puisse dire, il semble aller à contre-courant de ses "confrères" avec lesquels il peine à s'entendre sur plusieurs réformes.
Affaires civiles : Le rôle des avocats fait débat Le ministre se dit convaincu que les avocats ne doivent pas être indispensables dans toutes les affaires civiles. Raison pour laquelle il n'a eu de cesse de plaider pour donner aux citoyens la possibilité de plaider sans être obligés d'avoir recours à un avocat dans certaines affaires où ils n'en ont pas besoin. Cela peut surprendre les observateurs de la part d'un ministre qui veut, par contre, renforcer le droit de la défense au pénal. Son argument est simple : dans certains cas, les citoyens ou l'administration peuvent se défendre eux-mêmes sans l'aide de l'avocat, donc pourquoi ne pas leur donner cette option. Une façon de minimiser le risque de confisquer et s'emparer exclusivement du droit de défense, pense-t-il. Aussi, le ministre a-t-il étonné les observateurs par sa volonté de créer le statut de "l'avocat de l'Etat", autrement dit avocat de l'administration, chargé de défendre les intérêts des établissements publics tout en étant soumis déontologiquement aux barreaux. Ces idées, qui peuvent paraître transgressives, déplaisent fortement aux barreaux du Maroc qui ont à maintes reprises réprouvé publiquement les initiatives du ministre qu'ils accusent de vouloir "amenuiser" la profession en ôtant aux robes noires l'exclusivité de la défense dans les tribunaux en matière civile. La remise en cause du monopole de plaider devant les juridictions des avocats s'impose aujourd'hui aux débats au grand dam des robes noires, sidérés par les indiscrétions du ministre. "Il est évident que la défense ne peut pas être pratiquée par n'importe quel citoyen. Les réformes des procédures civiles et pénales doivent consolider cet acquis", insiste Omar Benjelloun, avocat au Barreau de Rabat, qui se plaint d'une orientation générale qui vise à affaiblir la profession.
L'incompréhension dure Ce n'est qu'un des exemples de la mésentente qui dure entre les robes noires et leur ministre avec lequel leur relation est tendue depuis son arrivée à la tête du ministère. En témoignent les discussions sur le projet de loi relatif à l'organisation de la profession que le ministre concocte depuis 2022 sans aboutir à un accord définitif avec l'association des barreaux du Maroc. Depuis maintenant trois ans, le projet de loi, qui devrait ordonner et revigorer la profession des robes noires, n'a pas encore vu le jour à cause d'une série de divergences. Le dialogue est si tendu que les deux parties ont suspendu les discussions plusieurs fois. Toutefois, les Conseils de l'Ordre ont continué à parler individuellement avec le ministère, apprend-on de sources bien informées. Ouahbi espère tout de même poursuivre le débat avec l'Association des Barreaux du Maroc (ABAM) avant de transmettre le projet de loi au Parlement, sachant que le texte est actuellement aux mains du Secrétariat Général du Gouvernement. Cela dit, si les deux parties peinent à s'entendre, la confrontation devrait avoir lieu à l'hémicycle pour contester les articles indésirables. Les robes noires comptent dans ce cas sur les députés pour faire entendre leur voix lors des discussions détaillées. Aujourd'hui, le silence semble régner entre les deux parties qui ne donnent aucun signe de dialogue. Après avoir pris acte de leurs revendications, le ministre est allé jusqu'à déclarer la fin des discussions lors d'un passage au Parlement en novembre 2023. Ouahbi a jugé que le dialogue n'était plus productif. En réalité, la confiance a été ébranlée depuis 2022 lorsque l'ABAM a découvert avec stupéfaction les premiers détails fuités du projet de loi sur les réseaux sociaux.
Les points en stand-by
Jusqu'à présent, rien ne confirme qu'il y ait un consensus sur le texte proposé par Ouahbi pour réguler une fois pour toutes la profession. Le texte continue de susciter les débats entre partisans et détracteurs même si plusieurs dispositions sont acceptées, dont la question de la formation qui se fera dans un institut spécialisé avec un parcours mieux défini. En gros, les titulaires d'un master en droit peuvent y accéder par concours pour y passer ensuite trois ans de formation approfondie avec un stage avant de passer un examen final pour obtenir le titre d'avocat titulaire. Or, le souci se pose au niveau du nombre des lauréats de l'Institut, censé former 160 à 200 avocats. D'aucuns se demandent si c'est suffisant pour une profession où des centaines de candidats réussissent l'examen chaque année. En 2023, 2545 y ont réussi. Maintenant, on va passer à 160 lauréats d'un seul coup. Omar Benjelloun n'y voit pas de problèmes pourvu que la formation soit améliorée. À cela s'ajoute la proposition des galons qui distinguent les avocats stagiaires des avocats titulaires et des bâtonniers, laquelle a fait couler beaucoup d'encre. Les avocats s'interrogent également sur le sort réservé à leur rémunération, puisqu'ils s'opposent en majorité à l'interdiction de la libre négociation avec leurs clients sur leurs honoraires. C'est, d'ailleurs, l'une des raisons pour laquelle Ouahbi remet en cause leur monopole de plaider en matière civile. Au Parlement, il a évoqué le cas des avocats qui exigent des parts en fonction des résultats obtenus. Les robes noires estiment que les honoraires de succès sont une pratique normale. Par ailleurs, de même que le ministre veut instaurer le statut d'avocat de l'administration, quelques robes noires plaident pour "l'avocat salarié" qui puisse pratiquer dans le cadre d'un contrat avec l'établissement privé à l'image de "In House lawyer". Un seul point demeure pour l'instant consensuel, il s'agit de la protection du monopole de la profession en matière de conseils juridiques. Trois questions à Omar Benjelloun : "Il y a une opposition à une volonté d'affaiblir la profession à certains égards" * Le dialogue entre les représentants de la profession et le ministre de tutelle n'a jamais été si difficile. Pourquoi à votre avis ?
En fait, il y a eu des ruptures de dialogue entre le ministre et le président de l'Association des Barreaux du Maroc. Mais les Barreaux demeurent individuellement en mesure de communiquer avec la tutelle en dépit de la complexité des sujets mis sur la table. Mais il est nécessaire que la tutelle prenne l'avis des professionnels sur une réforme qui les concerne avant de légiférer et aller au Parlement. Cela va de l'esprit des institutions. Par ailleurs, à mon sens, le ministre porte la parole d'une orientation qui consiste à affaiblir la profession et la vider de ses prérogatives en tant que contre-pouvoir. C'est évidemment inacceptable pour nous en tant qu'avocats qui demeurons très attachés à la séparation des pouvoirs.
* Concernant l'accessibilité à la profession, on parle souvent d'une volonté de verrouiller l'accès avec le nouveau système de formation, qu'en pensez-vous ?
La création d'un institut de formation est souhaitable parce qu'il faut impérativement passer de la logique de l'examen à celle du concours. On ne peut plus rester dans le schéma actuel qui n'est régulé ni par un quota ni par aucune disposition réglementaire avec des milliers de candidats qui se présentent chaque année.
La restriction d'accès peut être débattue, pourvu qu'il y ait, en contrepartie, des engagements sur l'amélioration de la qualité de la formation et des stages. Plus on réforme dans ce sens, plus c'est bien de mon point de vue. En tant qu'avocats, nous revendiquons un institut à part. Je récuse l'idée d'un institut de formation pour l'ensemble des professions judiciaires. La profession d'avocat a besoin d'un institut spécialisé vu sa particularité par rapport aux autres puisqu'elle inspire les jugements.
* Quels sont, à votre avis, les acquis fondamentaux qu'il faut consolider avec la réforme que vous attendez impatiemment ?
Il faudra revoir les questions disciplinaires, notamment celles de l'immunité et de la concurrence déloyale que posent des métiers connexes qui affaiblissent la profession. Le monopole économique de la défense me semble indispensable pour protéger et revigorer la profession qui est la garantie d'un procès équitable comme prévu dans la Constitution.
Recueillis par Anass MACHLOUKH Fonctionnaires de la Justice : Les tribunaux face à un déficit alarmant Lors de son passage à la Chambre des Représentants, le ministre de la Justice, Abdellatif Ouahbi, a révélé aux députés l'ampleur du déficit de fonctionnaires de la Justice, dont les greffiers, qui porte atteinte au fonctionnement des tribunaux du Royaume. Le besoin s'élève à 4500 cadres. "Nous souffrons d'un véritable problème de déficit de ressources humaines, nous avons besoin de 4500 cadres supplémentaires pour permettre aux tribunaux de fonctionner correctement", a-t-il rappelé, regrettant qu'il ne dispose pas des moyens budgétaires pour combler le manque actuel.
Le ministre n'a pas laissé échapper l'occasion pour taquiner les députés qu'il a exhortés à voter en faveur de l'augmentation des postes budgétaires du ministère de la Justice. "Vous votez chaque année les budgets de l'Etat en tant que législateurs, je vous conjure de m'accorder 4500 postes budgétaires lors de la discussion du prochain Projet de Loi des Finances et je vous serai reconnaissant", a-t-il dit d'un ton badin. Inscription aux Barreaux : Va-t-on légiférer ? Aujourd'hui, les frais d'adhésion aux Barreaux ne sont pas régulés, quitte à susciter des controverses qui peuvent aller jusqu'aux tribunaux. On s'en est aperçu clairement quand le Conseil de l'Ordre des avocats de Marrakech a augmenté les droits d'enregistrement pour les jeunes avocats de 80.000 à 131.000 dirhams. La justice a dû entrer en ligne pour révoquer cette décision. La Cour d'appel de Marrakech l'a annulée arguant que cela dépasse les prérogatives du Conseil de l'Ordre. La Cour a estimé que cela est du ressort du législateur, tout en ordonnant à l'Ordre de revenir sur sa nouvelle tarification. Aussi, les juges ont-ils considéré que la hausse des tarifs porte atteinte à l'égalité des chances. Pour l'instant, le Conseil de l'Ordre s'apprête à faire un pourvoi en cassation parce qu'il juge qu'il s'agit d'une décision qui relève de l'organisation interne.
Ce genre d'affaires justifie la volonté du ministère de tutelle de réguler les modalités d'inscription des avocats aux Barreaux, d'autant qu'ils sont nombreux à se plaindre des montants élevés pour les jeunes robes noires fraîchement diplômés. Cela dit, les droits d'enregistrement sont souvent perçus comme un frein à l'accès aux barreaux. D'où l'importance de légiférer. Pour sa part, le ministre de la Justice, Abdellatif Ouahbi, a d'ores et déjà fait part de sa détermination à régler ce problème dans la future réforme de la profession. Plusieurs discussions ont eu lieu avec les bâtonniers pour se mettre d'accord sur une grille de tarifs consensuelle.