Dbibina regarde tranquillement les informations sur une chaîne télé, quand il tombe sur un sujet qui l'interpelle. La police marocaine fête ses 68 ans, en grande pompe, à Agadir, dans le centre ouest du royaume, et lance la cinquième édition de ses Journées portes ouvertes; il suit cette actualité, admire le spectacle constitué des démos de plusieurs corps de la police marocaine, et il apprend également que plusieurs délégations étrangères étaient présentes pour célébrer les deux événements ; le patron d'Interpol, les responsables de la police des Emirats arabes unis, de France, du Qatar et d'Arabie Saoudite, et l'Espagne qui a délégué son directeur général de la police nationale, Francisco Piqueras. En regardant tout ça, Dbibina se souvient d'une dépêche qu'il a vu passer récemment, parlant de celui qui se fait encore appeler journaliste, Ignacio Cembrero, ou Sombre-zéro, et qui enrage contre ce Piqueras qui a de si bonnes relations avec son homologue marocain Abdellatif Hammouchi. Sombre-zéro a rencontré son ami Albert Castillon, dans la grande tradition de «qui se ressemble s'assemble». Castillon est cet homme qui a créé une sorte de podcast, et se présente comme quelqu'un qu'on censure dans les grands médias. Une victime, quoi... juste ce qu'il faut pour nourrir l'intérêt des petits cerveaux. Dbibina apprend donc que Sombre-zéro s'est entretenu avec Castillon, qui revient sur le bicentenaire de la police nationale espagnole et la présence à Madrid du directeur général de la police et de la surveillance du territoire marocaines, Hammouchi. Cembrero ou la cécité volontaire Alors Castillon sert la soupe à Cembrero, s'interrogeant sur la présence de ce très haut fonctionnaire marocain à Madrid et son entretien photographié avec le roi Felipe VI, précisant que le ministère espagnol de l'intérieur et les médias ont occulté cette information... et accusant au passage les journalistes espagnols de collusion avec le ministère. Quelle est donc la pensée profonde de Sombre-zéro, car il semble bien qu'il en ait une, ou du moins veut-il le laisser croire ? La réputation et l'image d'Abdellatif Hammouchi seraient ternies par l'affaire Pegasus ! Ah, se dit Dbibina, ça, c'est de la réflexion ; Sombre-zéro ignore les conclusions du renseignement de son pays et de son gouvernement aussi, et même du roi Felipe VI ! À ses yeux, ils ont tous tort et lui il a raison, Abdelhak (parce que Sombre-zéro – Dbibina l'a déjà longuement expliqué– est un musulman qui a choisi ce prénom) ; oui, lui, Abdelhak, sait tout mieux que tout le monde. Mais alors, s'interroge Dbibina, intéressé par le cas, de plus en plus obsessionnel, de plus en plus psychiatrique, d'Abdelhak Ignacio. Il aurait aimé lui dire que si, comme il l'affirme lui et son ami Castillon, Hammouchi est si mauvais et qu'il avait embarrassé Piqueras en divulguant ses images en compagnie du Roi Felipe VI à Madrid, pourquoi alors le chef de la police espagnole est-il venu à Agadir alors qu'il savait qu'il y aura beaucoup de journalistes et de photographes ? c'est logique, non ? Et ben non, continue de penser Abdelhak, qui est donc le plus intelligent, le plus fort, le plus perspicace, voyons... et surtout qu'il est le meilleur rempart de l'Espagne contre les Mauros ! ou du moins, c'est ce qu'il croit être, le Don Quichotte de la Mancha qui se bat contre tout et contre tout le monde, pour faire éclater sa vérité à lui. Il veut mettre en garde le pays : attention à ces fréquentations de Piqueras, cela nuira au pays, mais il ne pense pas, Abdelhak, que c'est lui qui nuit au sien et que, Dieu merci, personne ne donne crédit à ce qu'il dit, et c'est pour ça qu'il va faire un entretien avec Castillon... Dbibina est admiratif devant tant de narcissisme aggravé d'une solide dose de vanité. Oui, se dit-il, Sombre-zéro est Don Quichotte mais pas de la Mancha, mais de la Ganja. Il doit avoir longtemps fumé sa moquette de mauvaise qualité pour en être réduit à cet état-là, le pauvre, pense de lui Dbibina qui se dit aussi que la Catalogne vient de tenir ses élections, que Pedro Sanchez a failli démissionner, que la guerre fait rage en Ukraine et les massacres se poursuivent à Gaza, mais Sombre-zéro, le fumeur de Ganja moquettée, fait toujours sa fixette sur Pegasus, Hammouchi, le Maroc, son Roi, Piqueras et la photo, cette fameuse photo du chef de la police marocaine avec le roi d'Espagne et aussi avec tous les hauts responsables de la police espagnole. Quand il verra les images de Piqueras, à Agadir, bras dessus, bras dessous avec Hammouchi, les deux hommes, confiants en leur collaboration et visiblement heureux de leur coopération, souriant et discutant, devant les caméras et les objectifs... quand il verra ça, Abdelhak ou Ignacio ou Cembrero fumera encore plus de moquette. Peut-être même qu'il la mangera, la moquette. Mais soyons sérieux, se reprend Dbibina, le Maroc et l'Espagne sont deux royaumes qu'une longue histoire lie, et qui sont guettés par les mêmes menaces, dans un monde dangereux et instable ; ils ont compris qu'ils sont condamnés à s'entendre et ils le font avec plaisir. Et ça, Sombre-zéro ne peut le tolérer, pas plus d'ailleurs que Castillon, ou tant d'autres enragés, en Espagne ou en France aussi d'ailleurs. Dbibina passe à une autre actu, en leur souhaitant prompt rétablissement, même sans trop y croire.