Personne avant la révolution tunisienne ne pouvait prédire la fortune du mot «dégage». Expression familière s'il en est, elle s'est désormais imposée comme une injonction politique. Partie comme un cri de cœur, cette expression est devenue le mot d'ordre le mieux partagé du monde arabe. Elle porte en elle une sorte de relâchement émancipateur qui, dans un élan révolutionnaire, brise toutes les peurs et altère toute les pusillanimités. Puisée telle quelle dans la langue de Molière, on n'a même pas pris le soin de la traduire en langue arabe, ce qui est assez surprenant. Peut-être, est-ce parce que le phrasé dans l'arabe classique (Irhale) ne véhicule pas la même puissance. Peut-être est-ce parce que sa traduction dans des idiomes dialectaux annulerait la familiarité du propos pour une expression plus grossière, si ce n'est plus vulgaire. Je vous laisse imaginer… Circulant de pancarte à pancarte, enjambant les frontières, «Dégage» en est devenu un mot contagieux. Il accompagne le mimétisme qui prévaut aujourd'hui dans la rue arabe. On duplique camarade ! C'est une sorte SMS politique. Il est adapté à notre temps et à son air où tout s'accélère et où pour communiquer tout doit se rétrécir à l'image de Twitter. «Dégage» est le signe même du rétrécissement de la politique. Plus besoin de perspectives ni de prospectives et encore moins de plan ou de gos plan. Le slogan suffit. A lui tout seul «Dégage» est devenu une sémantique politique. Un mot factieux. Il qualifie le ras-le-bol. Il signifie la revendication. Il notifie le procès. «Un mot projectile», selon le mot d'Alain Rey, l'un des plus grands spécialistes de la langue française. Il ne pouvait pas mieux dire. C'est que «dégage» est un mot qui peut tuer. Il est devenu paré des atours de la violence légitime parce que exprimée, dans une spontanéité révolutionnaire, par le peuple. Il suffit donc de lui accoler une photo ou de lui adjoindre un nom pour exécuter les puissants puisque l'expression leur est consacrée. Nul besoin de jugement. Nul besoin de présomption d'innocence. On sort donc vite du simple registre politique pour pénétrer indistinctement dans celui de la revanche symbolique, du défoulement libérateur et surtout, plus grave, de règlements des comptes. Si Facebook a dérégulé la communication en ces temps de cyber-révolution, la rue arabe, en consacrant le mot «dégage», a fini par désacraliser la figure autoritaire et conséquemment le choix despotique qui prévalait dans les régimes arabes. Et sans ramener nécessairement le débat vers le haut, ce mot a réussi à ramener le politique vers le bas.