Printemps arabe». L'expression est sur toutes les lèvres. Dans une Tunisie encore surprise de s'être débarrassée aussi rapidement de son dictateur, les braises de la «révolution du jasmin» s'éteignent lentement, et le pays cherche tranquillement les voies d'une transition démocratique. En Egypte, les feux de la colère s'allument, s'épuisent, se rallument. Le président Moubarak se montre affaibli; il semble passer le relais de son pouvoir absolu à l'armée, sans que l'on sache si cela suffira à canaliser la révolte populaire. Quand le peuple a faim, craint-il encore les blindés et les matraques? Et ailleurs dans le monde arabe ? La question occupe tous les esprits, en particulier dans les cercles de pouvoir de l'Occident. Editorialistes, politologues, responsables politiques sont sollicités pour disséquer les évènements en train de se dérouler, faire des pronostics. Les foules défilent, et on interprète pour nous ce qui se passe. Devant nos écrans de télévision, nous avons droit aux images presque en direct, et aussi à l'interprétation en simultané de celles-ci. La lecture de l'évènement nous est livrée avec l'évènement lui-même. N'y a-t-il pas là quelque chose d'indécent et d'injuste? Des hommes et des femmes, des jeunes et des vieux prennent le risque de mourir sous les balles afin de faire entendre leur protestation, mais ce sont les commentateurs confortablement assis dans leurs studios qui monopolisent la parole! Ceux qui bravent les forces de répression sont à peine écoutés. Nous n'avons accès à leur parole que par le filtre des médias. Une situation révélatrice du monde qui est devenu le nôtre. Un monde par bien des aspects irréels. Parce que nous sommes, semble-t-il, informés de tout, partout, en tout temps, nous pouvons avoir le sentiment que rien ne nous échappe. Or le moyen par lequel nous sommes tenus au courant, en réalité ne nous donne pas à voir le monde mais, seulement, une représentation du monde. Une représentation elle-même accompagnée d'une explication du monde ! Nous croyons écouter les peuples en colère, mais ce sont les commentateurs qui nous parlent. Eux n'ont pas une appréhension spontanée, «naïve» des évènements: ils sont déjà dans une réception analytique des choses. Ils mettent les évènements en perspective, les relient à d'autres dont ceux qui manifestent n'ont pas la moindre idée. Le jeune Egyptien qui défie le couvre-feu rêve juste d'un avenir meilleur, où il pourra vivre et travailler dans la dignité. Il ne s'interroge pas sur les conséquences géo-politiques de sa désobéissance. Il vit les choses à son échelle humaine, pas à une échelle politique internationale. Pourtant c'est de celle-là qu'on entend le plus parler. Les répercussions que ces bouleversements ont sur la géostratégie régionale, les inquiétudes de l'Amérique et d'Israël... Ceux-là mêmes qui, pendant des décennies, ont ignoré les appels de la jeunesse arabe, se succèdent désormais devant les caméras pour parler en son nom ! Aujourd'hui, les masses arabes signent leur retour dans l'histoire du monde. Elles témoignent soudain à la face de l'humanité, qu'elles aussi ont besoin de liberté. Puisse leur cri ne pas être noyé dans le verbiage des discussions pontifiantes! Aujourd'hui doit rester le temps du peuple.