Le président de la Fédération marocaine des éditeurs de journaux (FMEJ) a accordé au quotidien international arabophone Acharq Al Awsat un entretien qui a été publié dans son édition du jeudi 12 novembre. En voici la traduction en français. Les deux communiqués que la FMEJ et le SNPM ont diffusé récemment montrent le niveau de tension qui prévaut dans le milieu de la presse marocaine à cause des frictions entre votre secteur et l'Etat. Quelle est à votre avis la manière de sortir de cette situation de crise ? La lecture honnête et saine du communiqué de notre Fédération montre effectivement que la crise actuelle est dépassable si tous les protagonistes ont la volonté sérieuse de sortir de la crise. Maintenant, si l'on veut continuer dans le dialogue de sourds, le monologue politicien ou la surenchère judiciaire, on peut dire que rien ne s'est passé ou que notre communiqué n'est pas clair. Et pourtant nous avançons dans notre analyse de la situation trois points importants. 1) La presse marocaine doit se conformer de la manière la plus rigoureuse aux principes de la déontologie notamment pour tout ce qui touche la vie personnelle et privée du Roi et la famille royale. 2) la répression des délits de presse doit se faire dans le cadre de l'Etat de droit, à savoir que les décisions judiciaires doivent primer sur les décisions administratives. 3) Il faut reprendre le chantier de la réforme du secteur de la presse, fermée par ce gouvernement depuis deux ans, qui prévoit essentiellement la création d'un Conseil national de la presse. Je pense que notre position est claire et responsable. L'honnêteté intellectuelle est de l'accepter comme telle. On appelle actuellement à promouvoir le principe de «pas de régression sur la liberté de la presse, oui au respect de la déontologie ». Comment peut-on résoudre cette équation ? Au Maroc, comme ailleurs dans le monde arabe, la liberté de la presse peut parfois faire peur. La tradition est plus dans la fermeture que dans l'ouverture. L'idée d'une pratique responsable de la presse sous-tend un auto-contrôle de la profession, une autorégulation, voire une autocensure qui ferait l'économie aux Etats de recourir à la répression des délits de presse. Mais dans la réalité ou dans les démocraties vivantes, comme chez nous aujourd'hui, ce n'est pas comme cela que ça se passe. Le journaliste, naturellement, essaie d'aller le loin possible dans l'exercice de son métier. Deux choses l'encadrent. La déontologie, encore très faible dans notre pays à cause de la faiblesse de la formation des journalistes et de leur faible conscience professionnelle. Et la loi à condition qu'elle soit appliquée avec justice et discernement. Ce qui n'est pas toujours le cas compte tenu du faible enracinement de l'indépendance de la justice. L'on voit bien que les deux acteurs, journalistique et institutionnel, ont besoin ensemble de créer une vraie tradition démocratique autour du droit à l'information. On remarque qu'à chaque fois qu'il y a eu une crise entre la presse et l'État, la FMEJ et le SNPM ont adopté une position basée sur le principe de «Soutiens ton frère qu'il soit coupable ou victime !». Qu'est-ce qui est arrivé, aujourd'hui, pour que vous changiez d'attitude ? C'est faux. Les adversaires de la liberté de la presse au Maroc ont toujours dit, pour bloquer le processus d'ouverture dans notre pays, que les professionnels de la presse sont pour l'impunité et qu'ils se sentent au-dessus des lois. Ils veulent avoir le droit de diffamer. Le lourd bilan judiciaire à l'encontre de la presse montre le contraire. L'on voit que la justice passe et que les journaux sont responsables de leurs actes. Nous ne sommes pas dans le soutien automatique. Mais là où nous ne sommes pas d'accord c'est quand les jugements sont disproportionnels, astronomiques et ont vocation non pas d'appliquer la loi mais de fermer des entreprises de presse par des voies indirectes. Qui est responsable de cette crise, l'Etat, le secteur ou les deux ? A l'évidence la responsabilité est partagée. La presse marocaine a peu réfléchi sur la déontologie ces dernières années. Enivrée par sa liberté nouvelle, et sa voix retrouvée, elle s'est peu souciée d'éthique ou de responsabilité morale ou de formation. La concurrence est telle qu'il faut toujours vendre plus, et pour vendre plus il faut toujours aller plus loin éditorialement. Le prétexte, souvent fallacieux parce qu'il n'y en a pas beaucoup, de vouloir briser des tabous abouti, parfois, à briser la réputation et l'honorabilité des gens, à s'accommoder avec la vérité des faits, et à franchir allégrement la frontière de la diffamation. Cela a fait beaucoup de mal à notre secteur et à la crédibilité de la presse. Nous le payons chèrement aujourd'hui. Quant au gouvernement, sa responsabilité politique est totale. En fermant le chantier de la réforme de la presse depuis deux ans, il a aggravé cette impasse et cassé le moteur et la dynamique de la mise à niveau du secteur. Ce que nous vivons aujourd'hui est la conséquence du fait que la réforme n'est pas dans l'agenda du gouvernement actuel. Alors dans ces conditions la répression excessive ou sans fondement sérieux devient l'expression de la colère noire et fait deux victimes : la presse qui voit ses travers sanctionnés durement et la justice qui perd davantage sa raison d'être. A la FMEJ, comment vous définissez la liberté de la presse. Est-ce que vous êtes contre l'existence de lignes rouges qu'il faut respecter ? Les «lignes rouges» est une expression «romantique» ou nostalgique de ceux qui ont encore des réserves sur la démocratisation du pays ou qui pensent que l'Etat de droit ne présente pas de garanties suffisantes pour la vie en commun. Les «lignes rouges» sont le produit d'un sous-développement intellectuel qui part du principe que l'on peut réguler une société en dehors de la loi. Prenons un exemple ! Parler du Roi dans la presse au Maroc relève-t-il des lignes rouges ? A l'évidence non, puisque de l'avis général, et toutes les chancelleries à Rabat vous le diront, il n'y a pas un chef d'Etat dans le monde arabe qui soit aussi constamment sous le feu de la critique médiatique que Mohammed VI. La liberté est réelle. Le Souverain ne s'en plaint pas puisque c'est lui qui a voulu ce système libéral et c'est lui son garant constitutionnel. Maintenant est-ce qu'un journaliste a le droit de diffamer le Roi, de toucher à sa vie privée, à son image ou à sa famille, la réponse est non. Il bénéficie des mêmes protections qu'offre la loi à tous les citoyens marocains. Où est la ligne rouge ? Le même raisonnement vaut pour l'unité nationale, le drapeau, ou l'Islam religion d'État. Vous voyez bien qu'un débat réel est très avancé chez nous sur les libertés. La seule ligne rouge c'est la loi. Nous traversons des hauts et des bas, des avancées et des régressions, mais cela doit continuer d'aller dans le bon sens. Nos textes, nos lois, doivent traduire notre expérience démocratique et la rendre irréversible d'où la nécessité de continuer le chantier de réforme. Les appels à la tenue d'un débat national sur la presse se sont multipliés ces derniers temps. Comment concevez- vous ce dialogue et sur quelle base l'envisagez-vous ? Nous sommes pour un débat loyal et sérieux. Nous sommes contre la manipulation politicienne et la division du secteur. Fragiliser le secteur de l'intérieur en poussant des confrères à prendre des positions contre nos intérêts collectifs n'est pas la meilleure manière de préparer un débat. Il existe un phénomène étrange et spécifique au Maroc: vous exigez toujours que le recours à la justice prime en cas de conflit, mais quand les tribunaux statuent sur l'affaire, vous accusez la justice de partialité et vous dénoncez le verdict. Quelle est votre lecture de ce phénomène ? Il est évident que nous sommes contre les sanctions administratives dans le domaine de la presse. Elles ne procèdent ni de la lettre ni de l'esprit de l'Etat de droit. Les voies judiciaires sont les plus appropriées pour les délits de presse et les réparations. Mais cela suppose bien naturellement une justice indépendante et spécialisée dans ces questions. Je le répète, il faut que les jugements soient proportionnels aux délits commis et les demandes de réparations accordées crédibles et justes. Sinon l'objet du procès n'est plus de rendre justice mais de régler des comptes ou de fermer des entreprises de presse. Vous vous apprêtez à célébrer la journée nationale de la presse. Qu'est-ce que vous attendez de cette journée ? La journée nationale de la presse est une sollicitude royale à l'égard du journaliste marocain. Elle est concomitante avec le Grand prix national de la presse. Elle a pour vocation d'être un moment de fête, de réflexion et de reconnaissance. Malheureusement, elle est souvent ternie ces dernières années par des affaires de presse retentissantes qui amoindrissent son image. Il faudrait peut-être rénover la démarche qui préside à son organisation pour la rendre effective et plus attrayante pour les journalistes marocains. Êtes-vous pour un accord sur un cahier des charges engageant à la fois l'Etat et le secteur sur la liberté de la presse et les lignes rouges ? On ne change pas la loi pour répondre à des crises passagères. Si on le fait, on légifère d'une manière régressive qui est antinomique avec l'idée même de progrès. A chaque fois que le gouvernement marocain l'a fait, le changement n'a atteint aucun de ses objectifs. Ceci dit, à chaque fois que le Code de la presse n'a pas semblé utile ou suffisant pour juger une affaire le Code pénal a été utilisé directement. Cela veut dire que le Code de la presse dans notre pays n'est pas le code exclusif ou unique avec lequel on juge les journalistes. Donc le débat sur la réforme du Code de la presse dans lequel notre Fédération était très engagée est surdimensionné et n'a pas le caractère stratégique que l'on pensait qu'il avait. C'est cela la vraie discussion globale qu'il faut avoir. Le ministre de la Communication a récemment déclaré à Acharq Al Awsat que le nouveau Code de la presse devrait être examiné dans un cadre global prenant en considération toutes les mutations qui ont eu lieu jusqu'à présent et les dysfonctionnements qui ont été détectés dans l'exercice du journalisme. Etes-vous d'accord avec le ministre sur cette question ? Le ministre a aussi déclaré que la porte du dialogue n'est pas fermée mais qu'il attend des interlocuteurs sérieux. Vous ne voyez pas que la balle est, aujourd'hui, dans votre camp ? Nous espérons également des interlocuteurs sérieux à très haut niveau de crédibilité qui ne jouent pas de l'avenir d'un secteur vital pour le pays, un partenaire de la démocratie, dans la surenchère politicienne. Selon le Premier ministre marocain, la réforme du secteur de la presse n'est pas dans l'agenda du gouvernement. Nos sommes bien obligé de le croire et de considérer, au final, tout ce qui se dit à ce sujet comme des manœuvres politiciennes. Quelle est votre position sur le Conseil national de la presse comme outil de régulation du secteur ? Vous êtes pour ou contre que sa création soit assujettie à la réforme du Code de la presse ? Notre position a toujours été très claire. Si on avait installé il y a 2 ans le Conseil national de la presse, on aurait évité beaucoup de problèmes et de crises. Le seul moyen pour éviter le face-à-face entre l'Etat et la presse est le CNP. Or, malheureusement malgré un accord sur cette question rien n'a été fait. Ce conseil aurait pu également faire avancer la réforme du Code de la presse. C'est dommage que l'on ait perdu autant de temps et tout le bénéfice de plusieurs années de discussions. On parle au Maroc d'une «presse indépendante» et l'on se pose la question suivante : «indépendante par rapport à qui ?» étant donné que les finances émanent toujours d'autres sources qui peuvent être l'Etat ou le monde des affaires et même de l'étranger. Quel est votre point de vue sur cette question ? L'appellation «presse indépendante» s'est imposée à un moment dans l'histoire contemporaine du pays pour distinguer la presse partisane qui était la référence historique et militante de la presse privée. C'est une distinction fonctionnelle. Mais l'indépendance dans un pays pluraliste qui a choisi la démocratie comme horizon veut surtout dire la diversité éditoriale et politique. Elle ne signifie pas l'objectivité totale ou la vérité absolue. Propos recueillis par Hatim Betteoui