La responsabilité au sens le plus large veut que l'on reconnaisse, une fois pour toutes, qu'il existe des limites entre la liberté d'expression et le respect de la loi. Au Maroc comme dans tous les pays du monde. Vendredi 2 octobre, une foule s'est rassemblée, devant le siège du quotidien arabophone Akhbar Al Youm à Casablanca, en signe de solidarité avec le directeur de la publication et un caricaturiste poursuivis par le ministère de l'Intérieur pour outrage au drapeau national. Des journalistes, des syndicalistes, des militants des droits de l'Homme, ont observé un bref sit-in pendant lequel le président du Syndicat national de la presse marocaine (SNPM), Younès Moujahid, a prononcé quelques mots de soutien aux «camarades d'Akhbar Al Youm» et de dénonciation de la fermeture par les autorités des locaux du quotidien casablancais. Tout cela au milieu d'une foule hétérogène dont la composition, elle-même, montre la multiplicité des intervenants dans les affaires de presse. Il y avait les membres de l'équipe du journal venus défendre, légitimement, leurs emplois. Il y avait aussi les dirigeants du syndicat dont la pulsion syndicaliste prévaut, toujours, sur la raison professionnelle. «Soutiens ton frère, qu'il soit coupable ou victime !». Ce dicton, attribué au Prophète, semble être le principe de toute corporation. Pourquoi le SNPM devrait-il déroger à la règle ? Et il y avait, surtout, des gens issus pour la plupart de milieux autres que la presse. Officiellement, ils étaient là pour se solidariser avec les dirigeants du quotidien et défendre la liberté d'expression. Personnellement, chacun avait ses propres raisons pour répondre présent à la convocation. Il s'agit des habitués des sit-in et des manifs. Les gens sans lesquels on ne peut concevoir un quelconque acte de protestation au Maroc. Ils sont de toutes «les fêtes». Car c'est ainsi qu'ils appellent toute manifestation organisée à chaque fois qu'une crise éclate entre les pouvoirs publics et la presse. «Nous saluons cette fête de militantisme», répètent-ils toujours devant les caméras avant de passer au fond du sujet. Ils sont quelques dizaines à applaudir les turbulences, à encourager la chute, à fêter le clash, à s'extasier du krach. Car, ils ne vivent que de cela. Ce sont des «traiteurs de manifs», ironise un observateur. Mais, au milieu de cette foule, il y avait, une majorité de gens honnêtes. Des journalistes qui ont peur pour leur métier. Des journalistes qui ont besoin d'être rassurés par un cadre juridique consacrant la liberté d'expression et protégeant la profession contre toute intrusion malintentionnée. Des journalistes convaincus de la nécessité, pour leur profession, de se remettre en cause, de revoir ses structures, d'inhiber les pulsions suicidaires de certains de ses membres, de reprendre la main sur ses propres affaires au lieu de les sous-traiter à des «traiteurs de manifs». Et ces gens-là savent que l'acte qui a été à l'origine de leur présence, vendredi, devant le siège d'Akhbar Al Youm, est critiquable à plus d'un titre. Une caricature obscène. Nul ne peut dire le contraire. Obscène, car par son ambiguïté elle outrage la nation en déformant son drapeau et en portant atteinte à l'une de ses institutions. Malhonnête, aussi, car elle profite d'une cérémonie de mariage privée d'un membre «politiquement neutre» et très consensuel de la Famille Royale pour lui porter atteinte. Comment peut-on plaider non coupable quand le dessinateur insère, d'une manière préméditée une étoile de David sur le drapeau marocain et qu'il attribue au marié un salut manifestement nazi au moment où il épouse une ressortissante allemande. Trop de «coïncidences» pour plaider la bonne foi. Surtout quand les antécédents viennent renforcer la thèse de l'intention délictuelle. Le caricaturiste a, à son actif, plusieurs affaires d'outrage aux hautes institutions du pays: plusieurs caricatures publiées dans un hebdomadaire qui a fini par fermer et une série publiée dans un canard étranger qui fait de la diffamation, la calomnie et l'injure un fonds de commerce. Des antécédents connus de Toufik Bouâchrine, directeur de la publication. Un homme de médias professionnel et bien informé. Deux qualités qui lui sont reconnues tant par ses confrères que par les décideurs. Et ce sont ces qualités qui, aujourd'hui, deviennent, dans une affaire dont il est certainement la première victime, des preuves à charge qui fragilisent tout plaidoyer visant à imputer la responsabilité au seul caricaturiste même s'il paraît presque établi que l'effet ravageur de ce dessin a été sous-évalué, et sous-estimé, par le directeur du journal, de bonne foi, qui est en général très regardant sur les détails. Juridiquement, au Maroc, compte tenu de la législation en vigueur, cette voie ne mène nulle part. La responsabilité légale est établie. Et la responsabilité au sens le plus large veut que l'on reconnaisse, une fois pour toutes, qu'il existe des limites entre la liberté d'expression et le respect de la loi. Au Maroc comme dans tous les pays du monde. Il suffit de se pencher sur ce qui se passe sous d'autres horizons pour se rendre compte que cette limite est non seulement un fait mais surtout un besoin. En Espagne, pays que tous ceux qui militent pour la démocratie considèrent comme un exemple à suivre, ces limites ont été établies par la Constitution de 1978 et par le Code pénal. Que disent-ils ? La loi fondamentale, qui stipule dans son article 56 que «le Roi est le chef de l'Etat, symbole de son unité et de sa permanence», précise aussi que «la personne du Roi est inviolable». Un principe que le Code pénal est venu renforcer à travers ses articles 490 et 491 qui protègent le Roi et sa famille contre l'injure qu'elle utilise le texte ou l'image. L'article 490 précise que «celui qui calomnie ou injurie le Roi (…) sera puni d'une peine de prison de six mois à deux années…», et l'article 491 inflige «une peine d'amende (…) à celui qui utilise l'image du Roi de quelque manière qui puisse nuire au prestige de la Couronne». Ces articles ont été appliqués à maintes reprises, ces dernières années, (affaires de Jesus Zulets, caricaturiste de la revue Le Crocodile, Guillermo Torres et Manel Fontdevila, respectivement directeur et caricaturiste de la revue Le Jeudi, etc.) sans que des manifestations ne soient organisées ni que des ONG crient à la régression des libertés. Car, dans un pays démocratique, on ne s'indigne pas de l'application de la loi. On peut dénoncer un texte et militer pour son changement, mais jamais on ne revendique le droit de le violer. Et l'Espagne n'est pas la seule démocratie où le respect de la personne et de la famille du Roi est protégé par la force de la loi. Le Code pénal hollandais indique dans son article 111 que «l'outrage fait intentionnellement au Roi ou à la Reine est puni d'un emprisonnement de cinq ans au plus». La loi norvégienne (article 103 du Code pénal) accorde au Roi le droit d'engager directement des poursuites judiciaires contre ses diffamateurs. Et la principauté d'Andorre, ce petit paradis des droits et des libertés, condamne (article 79 du Code pénal) tout auteur d'outrage au Roi à une peine «d'emprisonnement d'une durée maximale de six ans». Respecter la loi tant qu'elle est en vigueur et militer pour son changement en essayant de participer à la réunion des conditions politiques, sociales et culturelles nécessaires à son changement. C'est ainsi que l'on change la donne dans un pays démocratique. Car tous les juristes savent que le changement d'un texte de loi est comme un fruit. Pour l'avoir, il faut préparer le terrain et le climat convenables, cultiver la graine, et attendre l'arrivée du fruit. C'est l'erreur d'appréciation que les jeunes dé-jeûneurs de Mohammédia, par exemple, ont commise: on ne change pas la loi avant de changer la société. Seules les dictatures changent la société par décret de loi. L'affaire du quotidien Akhbar Al Youm arrive dans un contexte où la profession vit toujours sous la pression d'un autre dossier : celui du quotidien Al Jarida Al Oula. Un journal qui a préféré laisser de côté le communiqué officiel sur la santé du Roi et retenir une version née de l'imagination d'un journaliste espagnol dépassé, qui vit les dernières années d'une carrière ratée et qui veut se rattraper à travers de faux scoops qui ne trouvent d'écho qu'au Maroc étant donné que chez lui, en Espagne, l'information qui ne respecte pas les fondamentaux du journalisme n'a aucune chance de passer dans la presse sérieuse. Car, dans le monde moderne et développé, seule la presse de caniveau tolère la violation des règles professionnelles, éthiques, morales et déontologiques. C'est la règle du rapport qu'utilise tout directeur d'une publication people: «Combien je gagne et combien devrais-je payer». Et si le gain engendré par la vente dépasse les dommages qu'il faudra verser à la victime, il procède à la publication. Au Maroc, la dérive people que connaît le secteur de la presse a fini par changer tout le paysage médiatique. C'est « Vendre à tout prix » qui est devenu la règle. Et pour vendre, beaucoup, il n'y a pas meilleur sujet que la vie privée des personnalités publiques. Or, dans une société aussi conservatrice que la nôtre, il est difficile de se frayer un chemin vers la vie familiale des gens. Aussi on s'acharne sur la famille qui a choisi, conformément à une volonté politique révolutionnaire de changement, la voie de la transparence : la Famille Royale. La décision du Souverain de partager sa fête de mariage avec son peuple et d'envoyer un signal fort à la société visant à accorder à la femme marocaine la place qu'elle mérite en attribuant un rôle social à son épouse, était un acte fondateur d'une nouvelle charte non écrite entre le Palais et les médias. Le traitement people – prémédité – qui lui avait été accordé, à l'époque, par une certaine presse, avait lancé, lui, les fondements d'une dérive sensationnaliste dont l'objectif était de discréditer et de dévaloriser toutes les initiatives audacieuses du nouveau règne. Et ce qui commença par des actes isolés et limités devint au fil des années, à la suite d'une surenchère folle, la règle qui prévaut dans le métier. Une situation aggravée par une multiplication des titres dans des mitoses interminables reproduisant le même modèle et la même recette : des Unes consacrées au Roi ou à sa famille, garnies de photos ou de titres sensationnels. La multiplication des titres attisa les enchères à tel point qu'aucun membre de la Famille Royale n'échappa à la machine «peopolisatrice» : le frère, les sœurs, les cousins, les tantes, la mère, le père, le grand-père, etc. On ira même jusqu'à exhumer la mémoire des sultans Moulay Hafid et Moulay Abdelaziz pour les passer à la Une. Une situation qui a provoqué une fissure profonde entre le Palais et la presse et qui prend une dimension politique de plus en plus grave au risque de dégénérer en rupture définitive et être à l'origine d'une remise en question réelle du processus d'ouverture. Une régression qui ne viendra certainement pas du Palais lui-même. Le Souverain, faut-il le rappeler, est l'instigateur du changement dans la société marocaine. Étant à l'écoute permanente de son peuple, il sent la demande du changement et peut, ainsi, l'encourager, le stimuler, et aller même jusqu'à le provoquer en bousculant quelques poches de résistance quand il le faut, comme ce fut le cas pour le Code de la famille. La Moudawana aurait-elle été réformée si le Souverain n'avait pas eu l'audace politique de forcer le chemin du changement malgré l'hésitation de la majorité des partis politiques ? Partant de cette réalité, la réticence que manifeste, aujourd'hui, l'ensemble de la classe politique à l'égard d'une réforme moderne du Code de la presse risque de durer très longtemps. Ce qui fera entrer le secteur de la presse dans une longue période de stagnation qui, associée à la multiplication des affaires de presse, peut dégénérer en une régression judiciaire dangereuse pour toutes libertés.