L'artiste photographe marocain Saâd Tazi a découvert, par hasard, le livre d'Albert Watson dans une libraire de New York. Il nous raconte le choc émotif ressenti à la découverte du livre. Comme pratiquement à chaque week-end, ma femme et moi allions nous promener du côté de Venice Beach. Nous marchions sur cette langue de béton qui longe le Pacifique et qui a été rendue célèbre par tant de films, puis nous finissions sur la 3rd Street Promenade, section piétonne bordée de magasins et de cafés, animée par des saltimbanques et des marchands ambulants, dans une ambiance bon enfant. Parmi les haltes régulières, au coin de Wilshire, une librairie. Sa particularité, ou plutôt ses particularités pour un Marocain, résidaient dans sa taille: trois étages entièrement consacrés à des livres, et dans l'agencement: un stand de journaux très fourni, un essaim de lecteurs feuilletant les magazines et…un café. A chaque étage, des tables et des fauteuils confortables, et des lecteurs impassibles, carrés dans leur siège, sirotant leur breuvage préféré, avec qui un livre, qui une revue “empruntés” aux rayons de ce qui pourrait être une bibliothèque municipale. Certains avaient carrément un ordinateur portable branché sur l'une des innombrables prises. Pourquoi je vous raconte tout cela? Parce que l'endroit, bien que normalisé, standardisé, dupliqué à des centaines d'exemplaires en Amérique du Nord, est un espace qui a une âme et recèle même des trésors. Je suis un amoureux des livres, j'aime le contact avec le papier, l'invitation permanente au voyage et à la découverte, l'odeur qui se dégage d'un livre que l'on ouvre pour la première fois. Ce week-end en particulier, je scannais du regard le rayon Photos, passant de livre en livre comme une abeille de fleur en fleur jusqu'à ce qu'un mot me saute aux yeux: “Maroc”. Un grand livre, avec une jaquette en papier satiné. Et me voilà transporté en une fraction de seconde au pays. Mais pas un voyage vulgaire. Un Maroc sublimé, magnifié, incroyablement beau. Aussi loin que je me souvienne, je n'ai jamais vu de photos qui mettent notre pays en valeur comme ce livre. Mais peut-on parler de photos? Des images oui, mais pas ces cartes postales de touriste avec des couleurs criardes et des scènes “pittoresques”. Des peintures polychromes grâce à la magie du platine, du cuivre, de l'argent et des citrates de fer. Des photos réalisées à l'aide de procédés nobles, des recettes, à l'image de la cuisine de nos grands-mères, qui font appel à la dextérité et au temps; des supports fragiles, des grimoires recouverts d'une écriture pâle; un mariage entre l'image, le support et le lieu, résultat d'une alchimie subtile. Mais de qui s'agit-il? Elémentaire comme dirait l'autre, Albert Watson, grand photographe dont nous connaissons tous, sinon le nom, au moins le travail, célèbre pour ses portraits insolites d'Hitchcok, de Mick Jagger ou encore de Jack Nicholson. Mais quoi de son travail sur le Maroc? Il est malheureusement resté confidentiel, et sans un coup de chance, je n'aurais jamais entendu parler de ce livre. Des photographes ayant arpenté notre pays, il y en a beaucoup, comme Bruno Barbey ou Jauson, qui pour moi symbolisera toujours le lien entre la photo et le Maroc, mais Watson a réussi à se fondre dans la masse, et quand on regarde ses photos, la plupart datent de la fin de son séjour qui a duré à peine quelques mois. Quelques mois qui auront suffi à l'œil du photographe pour voir et restituer ces objets et ces scènes banales avec leur esthétique propre. J'ai feuilleté les 200 pages du livre, religieusement. Je me suis arrêté sur ces portraits dont la douceur dissimule la maîtrise artistique et technique de l'auteur. Je suis tombé en extase sur cette gazelle rouge dans un cadre noir. J'ai passé de longues minutes sur cette image prise à travers la fenêtre d'un bus, barrées d'un «SECOURS» à l'envers et sur laquelle un SDF se tient le long d'un mur, les yeux baissés. Je pourrais parler de chacune de ces photos et de l'histoire qu'elles m'inspirent, mais le mieux serait que chacun qui le souhaite puisse les voir, parce que si le livre est beau, je peux avancer en tant que photographe que la vision des originaux ne peut que transcender l'émotion des spectateurs. J'ai donc pris le livre et me suis dirigé vers le responsable du rayon. Mon côté un peu maniaque m'imposait d'emporter un ouvrage “neuf“, sans traces de doigts ni coins abîmés. Malheureusement, c'était l'unique exemplaire disponible, et je n'aurais pas pris le risque de le laisser passer pour rien au monde. Et depuis cinq ans, je le regarde et je le partage avec mes amis régulièrement.