De la fécondité des circonstances. Rien ne laissait prévoir la rencontre avec un Marocain au Rwanda. Mohammed Ayat est une personnalité éminente de Kigali. Conseiller juridique principal du Procureur du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), il est impliqué, depuis dix ans, dans le dossier du génocide rwandais. Une expérience singulière. ALM : C'est curieux de rencontrer un Marocain au Rwanda et de surcroît un magistrat du Tribunal pénal international, pouvez-vous nous en dire un mot ? Mohamed Ayat : Pour moi, ce qui est plutôt curieux c'est qu'il n'y ait pas plus de Marocains au Rwanda. Il me semble que nous les Marocains sommes hantés par l'Orient et fascinés par l'Occident. On se tourne à peine vers le Sud. Là où nos racines se nourrissent. Le Roi Hassan II n'avait-il pas dit, à juste titre, que le Maroc est un arbre qui a ses racines en Afrique et ses branches en Europe. Or, c'est les racines qui engendrent la vie. Nous avons besoin de nous tourner vers nos racines pour être plus authentiques, bien sûr tout en s'ouvrant sur le reste du monde. Nous avons besoin d'avoir conscience de toutes les dimensions de notre identité qui est multiple, riche et généreuse. Et sa dimension africaine n'est pas la moindre. Pour ce qui est de ma présence au TPIR, à quoi de meilleur pourrait rêver un pénaliste? Servir au TPIR c'est contribuer au quotidien, avec d'autres, à l'émergence et à l'élaboration d'une discipline juridique en plein essor à savoir le droit international pénal. C'est une tâche fascinante. Ceci dit, entre Arusha (le siège du TPIR en Tanzanie) et Kigali (son siège au Rwanda), le Tribunal compte environ 1000 employés issus d'à peu près 90 nationalités. Et parmi eux un seul Marocain ! Cela traduit le fait notoire et regrettable que le Maroc est sous-représenté dans les organisations internationales. Cela dit, lorsqu'on intègre une institution internationale comme le TPIR, on devient plus que jamais un citoyen du monde et l'on apprend (comme on est censé le faire) à servir toute l'humanité. Néanmoins, sur un plan individuel je suis endetté vis-à-vis de mon pays et c'est un honneur pour moi d'être son ambassadeur dans une institution internationale créée pour la résolution d'un des conflits les plus dramatiques que l'Afrique a connus au 20ème siècle.
Dix ans au cœur de la question rwandaise, autant dire que vous avez touché du doigt le sens du mal ! Vous savez, j'ai une formation de criminologue tout autant que de juriste. Sans être pessimiste pour autant, je n'ai pas d'illusions sur la capacité des êtres humains dans certaines situations à se faire du mal les uns aux autres. Ce n'est pas une caractéristique des Rwandais. Les Rwandais ne sont pas des monstres; ce sont des êtres humains. L'histoire est jalonnée de guerres et de conflits fratricides entre les hommes. Conrad Lorenz, un éthologue connu au 20ème siècle a parlé de déraillement de l'agressivité chez les humains. Mais, c'est aussi le lot des êtres humains de combattre le mal. C'est ce qui fait aussi leur grandeur. Le drame rwandais a une portée universelle, comment un peuple si gentil en est devenu à incarner l'œuvre du diable ? La portée universelle est claire dans ce que j'ai déjà affirmé plus haut. Maintenant, comment concilier la gentillesse des Rwandais avec la barbarie du génocide ? Il n'y a pas de réponse simple. Même s'il y a des traits communs aux situations de génocide et chaque cas mérite d'être scruté distinctement. En ce qui concerne le Rwanda, il est clair que les ambitions de politiciens pour garder le pouvoir ont conduit à l'élaboration d'un plan diabolique pour éradiquer la minorité. À partir de là, on a utilisé tous les moyens pour déshumaniser les cibles, pour justifier les massacres comme si les auteurs étaient en fait les victimes. On s'est, par ailleurs, bien préparé pour l'exécution de cette œuvre diabolique. Et, malheureusement, la communauté internationale a choisi à l'époque, pour des raisons obscures, de fermer les yeux. Concernant la gentillesse des Rwandais, le Rwanda a traditionnellement disposé d'un système d'encadrement social très vigilant et très ramifié qui incite les Rwandais à la discipline. Or, cette structure et la tendance à l'obéissance et à l'autorité qu'elle implique peuvent être utilisées pour le bien comme pour le mal. Et là aussi, il y a comme une aptitude des groupes humains à obéir à l'autorité même dans des situations aberrantes. Un fait bien établi par les sciences humaines. Les travaux de Stanley Millgram sur l'obéissance à l'autorité, et leurs vérifications multiples, sont célèbres et très concluants en ce domaine. Cela dit, ne stigmatisons point la gentillesse des Rwandais. Le stigmate doit marquer ceux qui en ont abusé jusqu'à l'horreur pour tenter de s'accrocher à un pouvoir corrompu et croulant.
Qu'est-ce que cette expérience a changé en vous ? Pratiquement tout. Le changement est profond. On ne sort pas d'une telle expérience comme on y est entré. Je ne sais même pas si on peut affirmer qu'on peut sortir de l'expérience ! Il faut lutter au quotidien pour ne pas être happé par l'horreur. Mais il faut également lutter pour éviter de s'endurcir car il faut rester proche des victimes. Quelque part, on se sent privilégié de pouvoir se pencher au quotidien sur des problématiques existentielles fondamentales. Mais, on est obligé de se remettre en question chaque jour au contact avec l'horreur. Et ça, ce n'est pas toujours facile. Pour ma part, j'essaie d'utiliser la méditation pour retrouver une certaine sérénité et garder le moral. Quel regard peut porter un acteur comme vous sur son pays, le Maroc, à partir d'un pays si lointain ? Oui, le Maroc est loin du Rwanda géographiquement mais il est dans mon cœur. Il n'est donc pas si loin que ça ! Il est dans le cœur de tous les Marocains, tenez-vous bien même ceux des «boat people» (immigrés clandestins, NDLR), car même eux, ils ne s'en vont que pour mieux y revenir ! Le Maroc a des potentialités énormes. C'est un pays riche par ses femmes et ses hommes. En ce moment, il est un grand chantier pour la démocratie vers laquelle il tend doucement mais je l'espère sûrement. Il est également un grand chantier sur le plan économique. Il y a une volonté manifeste de s'attaquer aux maux du passé dont l'ignorance, la pauvreté et l'exclusion. L'effort doit rester soutenu pour aboutir à des résultats viables et tout le monde doit y contribuer. C'est une tâche difficile mais réalisable. Il faut en finir avec le temps où beaucoup de responsables ne pensaient qu'à leurs intérêts personnels. Il faut encourager le mérite et l'intégrité. Il faut intégrer la générosité des Marocains dans leurs institutions. Vous avez suivi l'expérience de la justice transitionnelle marocaine, qu'en pense l'homme de la justice internationale que vous êtes ? La justice transitionnelle s'inscrit dans une tendance internationale innovante de résolution des conflits. Elle intervient notamment lorsque le mal à soigner est trop lourd pour la justice classique et/ou lorsque cette justice se trouve quasiment effondrée suite à des troubles sociaux. C'est un remède centré davantage sur la victime que sur le bourreau et qui fait confiance au pouvoir libérateur de la parole et de la vérité. C'est une manière homéopathique de recoudre des tissus sociaux déchirés. Cela dit, ce n'est pas une panacée. C'est un traitement qui n'exclut pas l'usage d'autres traitements parallèles ou complémentaires. Quant à l'expérience du Maroc, elle est unique dans le sens où elle a été initiée par le pouvoir en place lui-même suite à des initiatives et revendications légitimes de la société civile. Elle est par ailleurs tout simplement unique dans le monde arabe et islamique. Elle s'inscrit dans la sagesse traditionnelle de notre pays autant que dans la mouvance des sagesses modernes. J'espère qu'elle contribuera à panser les blessures du passé autant que cela est possible. Je crois savoir que certaines recommandations de la Commission sont encore à appliquer. Cela dit, le chemin est long. Il faut continuer la marche. C'est dans la durée que les sociétés s'améliorent. Votre mission touchera bientôt à sa fin, vous pensez rentrer au Maroc ou continuer ailleurs ? Servir c'est ma devise. C'est le souffle divin qui donne un sens à notre vie. Je ne sais pas ce que le destin me réserve. Quant à moi, j'essaye constamment de tendre vers le meilleur. C'est ma manière d'aider pour aller vers de meilleurs horizons. Sans aucun doute je suis endetté envers mon pays qui a activement contribué à mon éducation et à mon épanouissement. Je ne pourrai jamais le remercier assez ni lui rembourser totalement ma dette. J'ai été Fulbright par deux fois et j'ai déjà dit à un éminent représentant du Fulbright au Maroc : j'ai envie de partager mon expérience avec mes étudiants et avec mes collègues juristes, d'abord au Maroc et ensuite ailleurs. Et je réitère cette affirmation en l'occurrence. J'ai déjà des propositions à Washington et à Chicago. Mais mon cœur demeure enraciné à Rabat. Répondez-nous enfin à la question que je ne vous ai pas posée. Que le Maroc s'intéresse plus à l'Afrique ! Je répète : que le Maroc s'intéresse plus à l'Afrique ! Il est temps d'œuvrer sérieusement à la réconciliation avec notre continent. Comment peut-on renier impunément une partie de soi-même ? Il est vrai que l'on se trouve parfois obligé de réagir énergiquement à des situations d'injustice. Mais il est temps de se ressaisir. La politique de la chaise vide nous a fait beaucoup de mal. Nous avons laissé la scène vide à des acteurs qui l'ont utilisée pour nous dénigrer injustement et quasilibrement. L'Afrique est un espace vital pour les Marocains. Les Marocains peuvent y être très utiles et de surcroît y trouver parfaitement leur compte. Pour ma part, je fais tout mon possible d'une façon informelle pour rapprocher le Rwanda et le Maroc, car du fait que j'ai vécu, jusqu'à maintenant une décade au Rwanda, le Maroc et le Rwanda sont deux frères siamois dans mon cœur. Merci de s'être intéressé à un métèque et à bientôt. • Propos recueillis à Kigali