De nombreuses municipalités, dirigées par le Parti de la justice et du développement (AKP) au pouvoir en Turquie, ont décidé de bannir l'alcool. «Le gouvernement a le devoir de protéger les jeunes des mauvaises conséquences de l'alcool». Ces propos sont ceux du Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, qui trinque au jus de fruit lors des repas officiels. Il a ainsi affiché son soutien à l'interdiction d'alcool dans diverses municipalités du pays dirigées par le Parti de la justice et du développement (AKP, issu de la mouvance islamiste, au pouvoir depuis 2003). Bien que la direction de l'AKP n'ait pas publié de directive en ce sens, la pratique, elle, se généralise dans les municipalités contrôlées par le parti islamo-conservateur. Il s'agit, selon les maires AKP, de mesures ayant pour but de protéger les valeurs familiales. Depuis longtemps, la République turque, officiellement musulmane à 99% , est connue pour être un Etat laïque. Les Turcs suivent en général une interprétation modérée du Coran. La consommation et la vente d'alcool assorties d'une licence sont tout à fait légales. Mustafa Kemal Atatürk (1881-1938), le fondateur de la Turquie moderne et héros national, avait révolutionné la consommation du raki en invitant les dignitaires pour de longs repas où étaient discutées, verre à la main, les affaires de l'Etat. Plusieurs sultans ottomans sont connus pour leur penchant pour le vin alors qu'ils l'interdisaient à leurs sujets. Murad IV, qui régna de 1623 à 1640, est le plus connu car il avait instauré la peine de mort pour la consommation de tabac et de boissons alcoolisées, mais la légende veut qu'il ait succombé, lui aussi à la tentation. Il mourut atteint de la maladie du foie. Les pratiques des maires AKP ont suscité une vive protestation de la part des milieux pro-laïcs ainsi que la presse libérale. Des pratiques entamées à quelques mois de l'ouverture officielle des négociations d'adhésion de cet Etat laïque à l'UE et à ses valeurs. «Ainsi, après avoir caché ses intentions pendant trois ans, l'AKP aurait maintenant tombé le masque, dévoilant sa véritable nature islamiste,» tonne Gülay Göktürk, éditorialiste du quotidien Bugün. «Ne nous laissons pas tromper, le parti d'Erdogan est en train lentement de nous envelopper dans une couverture islamiste», s'énerve, pour sa part, Tufan Türenç, un éditorialiste d'Hürriyet. Dans une déclaration à un journal, Murat Mercan, député de l'AKP, avait reconnu qu'interdire l'alcool serait difficile. «Même Murad IV n'y est pas parvenu. Combattre l'alcoolisme passe par l'éducation et non par l'interdiction. Il est impossible d'expliquer une telle interdiction aux Européens», a-t-il affirmé. Le quotidien Radikal, quant à lui, parle d'une réaction exagérée «qui est inversement proportionnelle à la faiblesse de l'opposition au parti dominant, et qui traduit surtout une frustration par rapport au manque d'alternative à l'AKP». «Va-t-on vers une interdiction de l'alcool en Turquie ?», s'interroge le quotidien. «Bien sûr que non. On constate néanmoins que l'attitude de certaines municipalités AKP, fournit, avec au passage un peu de mauvaise foi, un bon prétexte pour s'en prendre à l'AKP. Ainsi, l'interdiction de consommation d'alcool dans certains lieux publics décrétée par la mairie de Batman (non AKP) n'a pas été médiatisée tandis qu'une telle interdiction à Bolu (AKP), qui n'est toujours pas effective, faisait immédiatement la une de la presse,» conclut le journal. À en croire l'hebdomadaire Tempo, l'AKP serait miné par ses divisions internes. L'influence de la tendance islamique au sein du parti au pouvoir, héritière du Parti de la vertu (Fazilet) et du Parti de la prospérité (Refah), successivement interdits par la Cour constitutionnelle, est, selon Tempo, prépondérante et gêne de plus en plus les membres de l'AKP venus d'autres horizons politiques.