Le compositeur Goran Bregovic a fait l'événement au festival des musiques sacrées de Fès avec un oratorio intitulé «Mon cœur est devenu tolérant». Il s'explique sur la genèse de cette oeuvre dans laquelle jouent des Marocains et révèle son modèle esthétique : Frankenstein. Entretien. Aujourd'hui le Maroc : L'oratorio est un genre musical religieux. Etes-vous intéressé par la religion ? Goran Bregovic : Ma mère est serbe et mon père croate. Je suis né à Sarajevo où il y a une forte population musulmane. Mon père était communiste, ma mère aussi. Je suis en plus le fruit d'un alliage curieux : une famille composée de catholiques et d'orthodoxes. Je pense que mes grands-mères respectives m'ont baptisé dans les deux églises sans en informer mes parents. Cela dit, j'ai été élevé dans un pays communiste, et n'ai pas été baigné dans une atmosphère qui invite au recueillement religieux. Le contact avec l'église qui m'a mené à la création de cette oeuvre, je le dois à ma nomination de conseiller du Pape Jean-Paul pour les questions relatives à la liturgie. J'ai été curieux de cette fonction qui m'a permis d'avoir de longues discussions avec les dignitaires de l'Eglise. Elles m'ont fait comprendre que les trois religions monothéistes reposent sur un même principe. Que ce soit dans la mosquée, l'église ou la synagogue, il y a un acte de prière collective. Les hommes pensent communiquer mieux avec leur créateur en priant ensemble. Et comment cela a-t-il influé sur votre oeuvre musicale ? Quand le festival de musique de Saint-Denis m'a demandé de composer une oeuvre pour la basilique du même nom, j'ai immédiatement pensé à une liturgie. Pas n'importe laquelle, mais une liturgie laïque, parce que j'ai étudié la philosophie et l'histoire dans ma vie. Je suis presque professeur de philosophie, et je ne peux m'aveugler sur les innombrables atrocités commises, depuis 2000 ans, au nom de Dieu. J'ai donc écrit une petite liturgie laïque où l'on fête le rassemblement d'hommes et de femmes de confessions différentes. Il ne s'agit moins de prier ensemble que d'être ensemble. Mon oratorio n'est pas dans ce sens une oeuvre religieuse, mais une oeuvre soucieuse de garder la structure d'une liturgie. C'est en vue de ce rassemblement que vous avez fait appel à un ensemble arabo-andalou. Connaissez - vous les musiciens marocains avant le concert de Fès. Ah oui ! Nous avons déjà joué dix fois ensemble. Les musiciens marocains font partie de l'oratorio depuis sa création. Nous avons joué pour la première fois à la Basilique de Saint-Denis, il y a un an. Et depuis, nous nous sommes produits en Suisse, en Allemagne, en Italie, et dans d'autres pays encore. C'est moi qui les ai repérés à Tétouan. Je les ai vus jouer dans une fête de mariage ! Mais ils ne sont pas les seuls qu'on peut juger atypiques dans un orchestre symphonique. Il y a également un chœur qui chantait dans les églises de Moscou, des instrumentistes pour les cordes et les cuivres, dont bien entendu les musiciens de l'orchestre des mariages et des enterrements. La composition de l'ensemble de l'orchestre n'est pas seulement inhabituelle du point de vue de la confession de ceux qui y jouent et chantent, mais aussi au regard de leur formation. Il y a des instrumentistes qui lisent des partitions, d'autres qui improvisent. Les musiciens qui interprètent l'oratorio n'obéissent pas au schéma de la composition d'un orchestre symphonique normal où tous les musiciens ont les yeux rivés sur la partition. C'est une aventure ! Alors, je ne peux m'empêcher à chaque concert de me dire : si Dieu n'est pas avec nous ce soir, c'est qu'il est nulle part ! Parce que le miracle de ces musiciens, c'est qu'ils communiquent de la beauté, même s'ils sont de religions différentes et qu'ils n'ont pas reçu la même formation. A propos de formation, la vôtre aussi est atypique. Vous êtes musicien de rock à l'origine, et vous ne vous êtes pas privé d'introduire du rock dans un oratorio... Effectivement, je suis différent des compositeurs contemporains d'aujourd'hui, parce que je viens du rock'n'roll. J'ai commencé comme musicien professionnel dans les bars de strip-tease. Alors, je vous laisse imaginer le chemin qu'il m'a fallu parcourir pour arriver du strip-tease à l'oratorio ! Je pense que lorsqu'on vient du rock'n'roll, on garde toujours l'envie de s'amuser en jouant de la musique. Je ne fais pas partie de ces compositeurs qui ont besoin d'un calme absolu et religieux, qui se mettent devant un piano et attendent le coucher du soleil pour composer une musique. Moi, je suis toujours entouré de gens avec qui je m'amuse en travaillant. Alors même cet oratorio, entre guillemets sérieux, ne m'enlèvera pas l'envie de m'amuser. Cette façon de s'amuser de tout est propre aux populations des Balkans. Qu'en pensez-vous ? Il existe un trou culturel entre le pays d'où je viens et le monde civilisé. Nous essayons d'être civilisés aussi, mais le poids de l'Histoire nous confronte aux frontières des orthodoxes, des musulmans et des catholiques. Cette situation pèse sur notre destin. Ma musique, je la tiens aussi de ces frontières. Elle est paradoxalement très moderne, parce qu'elle est porteuse d'une nouvelle représentation du beau. Je pense que le monde moderne est de plus en plus appelé à donner un sens «frankensteinien» au beau. Ce qui faisait peur au XXème siècle, ce qui était rafistolé et composé de plusieurs pièces, deviendra synonyme de beauté moderne. Je considère pour ma part que Frankenstein sera l'emblème du beau dans un futur très proche. Dans ma musique, il y a un peu de l'esthétique du rapiéçage. D'où je viens, il y a très peu de choses originales, mais il y a un mélange rare à trouver dans le monde. A votre avis, pourquoi est-ce qu'on s'est adressé à vous pour la création de cette œuvre ? Peut-être parce que je suis né à Sarajevo, et que j'ai été témoin des événements tragiques qui ont déchiré ma région. Il m'aurait été facile de répondre non à cette commande, je ne l'ai pas fait, même si je suis persuadé que cette œuvre ne va pas changer l'Histoire. Je pense toutefois que l'on est appelé à se réconcilier. Et puis pourquoi est-ce que je me perds à chercher les raisons de cette commande ? La réponse à votre question est très simple. Si l'on s'est adressé à moi pour la création de cette œuvre, c'est parce qu'il n'y a pas beaucoup de bons compositeurs aujourd'hui!