«On a compris déjà que Sisyphe est le héros absurde. Il l'est autant par ses passions que par son tourment. Son mépris des dieux, sa haine de la mort et sa passion pour la vie, lui ont valu ce supplice indicible où tout l'être s'emploie à ne rien achever. C'est le prix qu'il faut payer pour les passions de cette terre. […] Tout au bout de ce long effort mesuré par l'espace sans ciel et le temps sans profondeur, le but est atteint. Sisyphe regarde alors la pierre dévaler en quelques instants vers ce monde inférieur d'où il faudra la remonter vers les sommets. Il redescend dans la plaine». Le Mythe de Sisyphe Albert Camus L'humanité est en immersion depuis l'avènement de l'ère du virus. L'apnée dure et se fait longue. On retient son souffle et on fantasme sa bouffée d'oxygène salutaire à l'affût de la libération prochaine. Le vaccin salvateur est attendu avec les fêtes. Un Noël miraculeux pour une grande partie de l'humanité. L'homme a refoulé les évidences dans une course effrénée pour le pouvoir sous toutes ses formes, croissance oblige. Il a démarré par des découvertes, mais de découverte en découverte, l'homme s'est lassé de découvrir l'existant. L'invention a pris le dessus. Le rocher de Sisyphe n'est pas assez technologique. L'invention technologique a permis d'accéder à la médecine, à des produits alimentaires variés hors saisons, aux nouvelles technologies qui nous rendent la vie plus simple, dit-on. Un lave-linge, un lave-vaisselle, des fours, un chauffage central ou la climatisation, un réel gain de temps. Quoi de plus édifiant que de créer ce qui n'existe pas ? Même un rocher moins lourd. Pourquoi pas un rocher insaisissable ? Un rocher flottant et invisible ? Toujours plus vite, plus loin. Gagner du temps, toujours plus de temps. Mais cette course contre le temps nous noie déjà depuis longtemps. Le temps est cette entité immaîtrisable que l'homme s'ingénue à contrôler et qui le rattrape indéfiniment. On réalise que l'Homme est devenu l'esclave de ses inventions. Quoi de plus parlant qu'une Covid numéro 19 tout droit sortie d'un laboratoire d'hommes en recherche d'innovation et de création. Un rocher high-tech pour Sisyphe. Un revers de la nature cynique et un retour du temps en maître car aujourd'hui tapis, cachés, nous avons le temps et le temps s'allonge, perdure, contrôle nos émotions, nos humeurs, nos compulsions et nous sublime en réels dinosaures en espoir de survie liée à un vaccin high-tech. Il est évident que pour l'entité invisible, nous sommes des géants destructeurs mais puisqu'étant invention de l'Homme, la Covid est à la pointe de la technologie et connaît notre talon d'Achille. Puisque c'est notre produit. Nous avons fait notre propre rocher moins lourd et volumineux certes, mais beaucoup plus destructeur. Il nous asphyxie, nous étrangle, nous noie avec subtilité et doigté puisque nous en sommes nos propres acteurs. Le libre arbitre. Arrêter la souffrance par le passage à l'acte. Le passage à l'acte auto-agressif. L'absurdité du suicide. Le suicide d'une société mutante si souriante dansl»attente réelle d'un après-virus foisonnant de vie et de plaisirs retrouvés. Quelle dissonance ! L'homme moderne fusionne la réalité dans une virtualité acquise fantasmagorique et vit une réalité plastique, chirurgie esthétique oblige, dans un total clivage des réalités et déni des faits. C'est pendant ce retour à la solidarité et à une prise de conscience, partielle je dirais, cette pause que le virus a imposée, que Sisyphe m'intéresse. Cette heure, qui peut durer puisque nous sommes en apnée depuis mars dernier, qui est comme une respiration et qui revient aussi sûrement que son malheur, cette heure est celle de la conscience. A chacun des instants où Sisyphe pense atteindre les sommets et s'enfonce peu à peu vers les tanières des dieux, il est supérieur à son destin. Il est plus fort que son rocher. L'ordalie. Si ce mythe est tragique, c'est que son héros est conscient. Nous vivons un moment tragique conscient avec la conviction ordalique de gérer. Gérer par la science, par le miracle ou par le déni. L'humanité ricane de son sort et les leaders politiques surfaits de narcissisme et d'intolérance à l'échec devant une entité invisible sans intelligence aucune mais qui inexorablement nous ramène vers notre animalité première ; avec le temps et la nature en couple maître contemplant nos incertitudes, nos peurs et nos prénotions en agonie. L'animalité première d'un Homme en oubli de sa condition innée en un retour fulgurant mais pas imprévu. L'éternel retour se matérialise et l'homme dans cette guerre sans interfaces, cette guerre où l'ennemi étant invisible, l'homme est en miroir de lui-même et revient à sa condition d'animal, et reptilien oblige, stocke dans son terrier nourriture et papier toilette – seul indice subsistant de progrès- en attente de sortir de sa grotte. Mais l'animalité ne s'arrête pas là, angoisse croit et compulsion surcroit, quoi de plus apaisant qu'un plaisir servi par soi pour soi. L'autre est dangereux, mieux vécu derrière son écran de téléphone ou d'ordinateur. L'autre est contaminant, mieux apprécié par des like en folie et quelques images suggestives. L'autre n'est plus nécessaire puisque vécu comme vecteur de maladie et d'asphyxie. Nous sommes tous des noyés en sursis dans l'attente d'un miracle qui n'est pas aux mains de l'Homme puisqu'il est le générateur de sa propre destruction, ni de Dieu puisque le virus n'est guère l'œuvre du Divin. L'homme a supplanté la nature et a créé sa mort. Ce bon vieux libre arbitre existentialiste vient souligner le fantasme ordalique de l'Homme qui se réalise en son propre Dieu. Sisyphe pleure son rocher. L'Homme s'est inventé mieux pour maintenir la souffrance et se détruire.