Le dernier ouvrage d'Abdelatif Jebrou, journaliste et écrivain marocain, est intitulé "Discussion avec El Boukhari au sujet de son témoignage sur les années de plomb". Ce livre est le premier d'une série d'autres écrits que Jebrou compte produire sur "le Maroc du XXème siècle". Les personnes qui ont considéré que "Al Ahdath Al Maghribiya" a eu tort de permettre à un des agents du Cab1 de présenter sa version sur les années de plomb, ignorent peut-être la gravité de ce qui se passait au sein des commissariats et des "points fixes", qui faisaient office de centres secrets de détentions dans cette période sombre de l'histoire du Maroc. Ces personnes veulent probablement effacer cette période de la mémoire collective des Marocains et tourner la page sans lire son contenu. Mais ceux qui ont souffert dans cette période, directement ou indirectement, ont une autre vision. Ils sont avides d'informations les concernant personnellement ou qui concernent leurs proches. Des informations sur un monde affreux, le chaos total. Dans les commissariats, les "points fixes" et au sein de tous les centres secrets de détentions, "le séjour" se faisait dans des conditions très particulières. "L'hôte" était placé dans une situation psychologique incommode. La première mesure consistait à menotter les poignets des "invités" et les bourreaux prenaient soin de bander les yeux de leurs "hôtes" avec un bout de tissu ou "Charouita", ce qui les rendait quasiment aveugles tout au long du "séjour". Ils prétendent que cette dernière mesure éviterait aux accusés d'identifier les flics "chargés" de l'enquête et de l'interrogatoire. En fait, il est tout à fait possible de reconnaître la voix du bourreau qui vous bombarde de questions. Personnellement, j'ai pu aisément identifier le commissaire divisionnaire de Rabat dénommé "Jelloul Hammam Ettahra", en mémorisant sa voix quand il me posait des questions véritablement stupides. Il était accompagné de son adjoint, le commissaire Driss Basri, qui était chargé, au cours de l'été 1963, des renseignements généraux à Rabat. J'avais déjà eu affaire à ces deux commissaires: le premier, au début des années 1950, quand il était étudiant au collège Moulay Youssef et membre de l'équipe El Fath. Et le deuxième, avant mon arrestation le 16 juillet 1963, lors d'un dîner à la plage des Nations entre Kénitra et Rabat, dans la nuit du mercredi 15 mai. En dépit de l'extrême faiblesse psychologique dans laquelle se trouve un homme entre les mains de ses bourreaux, des chaînes aux poignets et la disparition de la vue, j'ai réussi à supporter ces moments psychologiquement difficiles. La raison est simple: j'ai réussi à identifier non seulement les personnes qui me posaient des questions stupides mais également l'endroit dans lequel je subissais l'enquête et l'interrogatoire. Toutefois, concernant ceux qui ont été jetés dans des endroits dont ils ignoraient l'existence, à la merci de bourreaux qu'ils ne connaissaient pas, il est donc certain que leur état psychique était plus détérioré. D'où l'intérêt d'utiliser la Charouita dès la réception des "invités" des commissariats, un monde obscur que les bourreaux veulent garder ainsi éternellement. C'est de là que vient l'intérêt d'écouter les propos d'Ahmed Boukhari, même si le degré de véracité de sa série de témoignages diffère d'un épisode à un autre. Il ne s'agira donc pas de prendre pour argent comptant tout ce qu'il dit. Il faut, par contre, que chacun remémore ses souvenirs et qu'il confronte ses connaissances avec les dires de Boukhari, qui émanent du cœur même de ce monde obscur que sont les commissariats, les "points fixes" ou tout autre centre de détention secret ou public. Sans compter les informations contenues dans des rapports et des PV rédigés dans l'ambiance de ce monde obscur et qui circulent exclusivement entre les agents de ce monde obscur des bourreaux. Ici la situation est différente : Boukhari parle de faits qu'il prétend avoir vécus, lus en feuilletant des rapports remis à un officier américain "Martin" ou des rapports écrits par cet agent prêté aux services de renseignements marocains par la maudite Central Intelligent Agency (CIA). Concernant l'affaire de l'enlèvement et l'assassinat du martyr Mehdi Ben Barka, des informations précieuses ont été divulguées par Ahmed Boukhari. Je considère que la plus importante est celle qui lie, d'une part, les préparatifs et les faits d'un crime politique perpétré à l'extérieur du pays et dans lequel des responsables marocains ont trempé et, d'autre part, un crime semblable sur le territoire national, à savoir la tentative d'assassinat de Mehdi Ben Barka près de Bouznika dans l'après-midi du vendredi 16 novembre 1962. La même victime et les mêmes criminels. Seuls le temps et le lieu diffèrent. Le but est identique: se débarrasser d'un leader national considéré par les criminels comme un homme capable de mettre fin à leurs rêves et à leur hégémonie sur l'Etat dans un régime de pouvoir absolu. Le colonel Oufkir a pris soin de présenter ce qui est arrivé à Mehdi Ben Barka près du pont de Oued Cherrat, à la fin de l'année 1962, comme un des multiples accidents de la circulation qui surviennent régulièrement entre Rabat et Casablanca. Et avant de prononcer une déclaration, dans ce sens, devant le tribunal provincial de Rabat en janvier 1963, Oufkir fut devancé par Mustapha El Alaoui dans le journal "Akhbar Addounia" qui s'est empressé d'annoncer aux lecteurs, une heure après l'exécution du crime, que Mehdi Ben Barka a été blessé à la tête à la suite d'un "accident de la circulation" survenu sur la route de Casablanca. Dans le cadre de la campagne de désinformation, le tribunal provincial de Rabat a immédiatement émis un jugement condamnant le journal "Attahrir" pour avoir affirmé que Mehdi Ben Barka a fait l'objet d'une tentative d'assassinat alors que le journal devait assurer qu'il ne s'agissait que d'un simple accident de la circulation, comme prétendu par l'hebdomadaire de Mustapha Alaoui. Boukhari, un des leurs, un ancien agent du Cab1, reconnaît que ceux qui ont participé à l'enlèvement de Mehdi Ben Barka sont les mêmes qui ont perpétré "l'accident de la circulation" qui a risqué de mettre fin à la vie du martyr Mehdi Ben Barka sur le territoire national. • Traduction : Abdelmohsin El Hassouni