Une solide intuition me fait croire que la presse, cette chose nécessaire et inassumable, qui est déjà, chez nous, à son corps défendant, l'avenir de la démocratie, de la modernité, de la justice et de je ne sais quoi encore, est aussi l'avenir de la poésie. Et la poésie dans tout ça ? Tout le monde s'en fout. «Un doux poète!»: chez nous, cette brutale qualification est une insulte. Dans le torrent tumultueux de nos faux débats, de nos certitudes importées, de l'indigence de notre actualité, de nos vanités triomphantes, qui écoute le poète ? Personne. C'est pour cela que je profite lâchement et résolument de cette tribune pour vous mettre face à la parole du poète, ce doux rêveur que nous avons exclu de notre vie. Pourquoi, aujourd'hui ? Je n'en sais rien. Une solide intuition me fait croire que la presse, cette chose nécessaire et inassumable, qui est déjà, chez nous, à son corps défendant, l'avenir de la démocratie, de la modernité, de la justice et de je ne sais quoi encore, est aussi l'avenir de la poésie. La parole est à Abdellatif Laâbi, des extraits aléatoires de «Tous les déchirements», un petit livre que j'ai rencontré, par hasard, un dimanche. Les peuples heureux n'ont pas de poésie Laâbi n'est pas dupe. Il sait qu'un jour, on pourrait faire un usage indu et illégitime de ses textes. Nous le faisons, donc, non seulement pour l'étonner -dessein téméraire - mais aussi pour confirmer sa sombre et réelle prédiction. J'ai mangé l'une après l'autre mes petites illusions quant aux grandes je me les garde pour qu'elles éclairent durablement ma sépulture tels des joyaux Laâbi n'est pas, non plus, candide. Il sait. Dans sa chair, dans son existence, dans son périple. Il a tout vécu. Il lui reste autant, dans un équilibre inéluctable, à vivre. Un destin. Aujourd'hui on admire les assassins eu égard au style à l'audace à l'impunité Un nouvel art est né ! Laâbi n'est pas oublieux. Le fond l'impressionne peu. Il le connaît. La forme l'étonne. La naissance d'un art nouveau n'est pas là où on l'attend. Elle se cache dans le commerce fructueux de la mémoire et dans les impostures du moment. Le nihilisme n'est pas un produit de l'esprit, c'est une sécrétion du néant. L'amour nous surprendra à deux pas de l'enfer Laâbi est amoureux. Il ne laisse pas ce sentiment à ceux qui ne savent pas. Il sait et il aime. Un risque calculé. Un nouveau combat contre les spoliateurs de désirs, les voleurs de rêves et les cambrioleurs de vie. Ce mur que tu ne traverses est un miroir vermoulu il suffit d'une pression de tes mamelons dressés pour qu'il s'écroule Laâbi ose. Pourquoi ne le ferait-il pas ? Il a l'âge de raison. Celle du poète en pleine possession de son art et de son corps. Il vit aussi la possession du corps de l'autre comme une fusion, une nouvelle entité qui n'est déjà plus une addition simple de pulsions, mais qui va au-delà de ce que la matière, quand elle est ravissement, permet. Le fleuve te ressemble Il a l'ondoiement de tes courbes la malice de tes poissons les berges grasses de ta vulve les saules pleureurs de tes cils humides les mouettes convulsives de tes reins il a ton cri étouffé et tes larmes quand je te somme de te retenir afin de ne pas déranger les voisins Laâbi est explicite. Il dit. La force de sa prière c'est qu'il met Dieu devant sa responsabilité. Il inverse les rôles avec une piété profonde, une ferveur non simulée et une dévotion sublimée. Aime-moi au-delà du bien et du mal Laâbi connaît le Mektoub, c'est pour cela qu'il ne laisse personne l'écrire pour lui. Il a fait vœu d'écriture. Pourquoi voulez-vous qu'il sous-traite à un autre la confection de son destin ? Sans toi je ne pourrai pas remplir ma tombe lorsqu'il faudra bien se résigner au silence Laâbi est un poète sociable, mais lucide. L'autre lui est essentiel. Mais, il impose ses conditions. Ne m'aime pas mort mais ne jette pas mes poèmes Finalement, alors qu'il n'y a pas de fin, Laâbi sait absolument où il veut aller. Il connaît sa destination. C'est un territoire apaisé qui ne l'inquiète pas par sa vacuité. Nous y voilà nulle part En définitive, alors qu'il n'y a rien de défini entre nous -il est totalement libre -, Laâbi assume la singularité de son langage. Il en fait une richesse qu'il nous offre en un geste généreux et intéressé. Peut-être, un jour, allons-nous communier… Nous ne parlons pas le même langage heureusement sinon comment pourrions-nous dialoguer ? Abdellatif Laâbi Tous les déchirements Poèmes - Ed. Marsam 60 dh