Ahmed Raïssouni clarifie les rapports du Mouvement Unicité et Réforme (MUR), dont il est président, avec le Parti de la Justice et du Développement (PJD) de Abdelkrim El Khatib. Le propos de M. Raïssoni, qui n'a pas la réputation d'être un modéré, tend vers un seul objectif : réislamiser la société marocaine à travers une approche politique. ALM : Certains membres du Parti de la Justice et du Développement ont dernièrement créé une association qu'ils ont appelée "Vigilance et Vertu". Qu'en pensez-vous ? Ahmed Raissouni : Cette association n'a pas été créée par le parti et la plupart de ses fondateurs ne sont pas des membres du PJD. Sa création n'a pas eu lieu suite à une décision du parti, mais à l'initiative de quelques membres du parti dont le secrétaire général, Dr Abdelkrim El Khatib. Je considère donc que c'est une création normale et, vu les intentions affichées par ses fondateurs, je ne peux que lui souhaiter la bienvenue. Donc, vous soutenez cette initiative ? Non. Je lui souhaite la bienvenue. Pour que je puisse la soutenir, encore faut-il que je m'assure de ses bonnes intentions et que je sache ce qu'elle va amener de nouveau. Comment expliquez-vous que les fondateurs de “Vigilance et Vertu“ n'aient pas consulté leurs partenaires dans le parti avant de créer leur association, sachant que la Choura est le premier principe de la gestion des affaires publiques en Islam ? C'est une question qu'il faut leur poser. Mais, personnellement, je pense qu'ils ne l'ont pas fait parce qu'ils savaient que le parti n'était pas concerné par cette association. Certes, élargir le cercle de la Choura aurait été meilleur pour eux, mais puisqu'il s'agit d'une action en dehors du parti, on ne peut leur demander de le faire. Croyez-vous que cette nouvelle structure enrichira le parti ? En tout cas, les bonnes intentions proclamées par ses promoteurs le laissent penser. D'ailleurs, nous ne voyons aucun inconvénient au fait que d'autres tendances islamistes viennent renforcer le parti. Et à ce propos, je tiens à vous préciser qu'au début de ma connaissance avec Dr. Khatib, Il m'avait fait part de son désir de voir le PJD devenir le parti de tous les islamistes du Maroc. Dans ce sens, il m'avait demandé de contacter les dirigeants d'Al Adl Wal Ihssane dans le but de les convaincre d'intégrer le parti. Je les ai contactés, mais ils refusèrent l'offre. Celle-ci tient toujours : tous ceux qui acceptent de travailler dans le cadre des règles du parti et de ses statuts sont les bienvenus et nous sommes prêts à travailler avec eux. Dr. Khatib avait dit dans un entretien qu'il nous a accordé que vous n'avez pas saisi la portée de Vigilance et Vertu… J'insiste là-dessus, nous n'étions pas au courant de la création de cette association et notre journal “Attajdid” n'a pas été invité à couvrir les travaux de l'assemblée constitutive. Notre rédaction n'a pas reçu non plus le communiqué post-événement. Il fallait attendre la publication de l'information dans les autres organes de presse pour que nous la signalions dans notre publication. Certains observateurs affirment que "Vigilance et Vertu" a été créée dans l'objectif de mettre fin à l'hégémonie du Mouvement Unicité et Réforme (MUR) au sein du PJD… Partagez-vous cet avis ? En toute sincérité, j'ai souvent dit à mes frères au sein du MUR que le fait que les membres de ce mouvement représentent actuellement plus de 70 % du PJD est pour moi un échec. Car, c'est le contraire qui devrait avoir lieu : la représentativité du MUR ne devrait pas normalement dépasser les 30 % dans le PJD. Je suis même allé jusqu'à préciser, dans une réunion officielle, qu'il faut adresser un mémorandum à tous les membres du MUR pour veiller à ce que qu'ils ne dépassent pas le un tiers dans les instances dirigeantes du parti. Nous ne souhaitons pas cette hégémonie dont vous parlez car nous avons d'autres responsabilités… Lesquelles ? Vous devriez savoir que la politique occupe la dixième place dans le classement des objectifs du MUR. L'encadrement éduactif, l'action socioculturelle, la recherche scientifique…Tout cela nous ne le faisons pas dans le cadre du PJD mais par le biais du mouvement. En vérité, le parti nous a pris, non seulement nos cadres, mais accapare le plus gros de nos efforts. Les meilleurs éléments sont passés en politique qui les a “consommés“. Pensez-vous mettre fin au soutien du MUR au PJD ? L'arrêter non. Mais le limiter. Et je tiens à dire à ce propos qu'il existe deux points de vue au sein du parti : d'un côté, il y a ceux qui ont une vision politique et seraient prêts à admettre toute candidature d'adhésion, et de l'autre, il y a ceux qui ont une référence islamiste et qui posent des conditions… Quelles sont ces conditions ? Que le candidat soit intègre et respectueux des principes de l'Islam. S'agissant des conditions, vous avez autorisé lors des élections législatives une femme non-voilée à se présenter au nom du PJD. Que signifie cette décision ? Personnellement, j'avais soutenu cette candidature car la dame en question ne reniait pas le port du voile en tant que devoir de la femme en islam et c'est ce que j'avais dit à un Alem marocain qui m'avait appelé, après avoir vu sa photo dans la presse, pour me signifier son étonnement. Aujourd'hui, cette femme porte le voile. Que pensez-vous des intérêts bancaires ? Puisqu'on ne peut pas nourrir l'ambition de voir les banques classiques mettre fin à leurs activités, nous estimons que l'Etat marocain a la possibilité d'autoriser les banques islamiques pour ceux qui ne souhaitent pas recourir à l'usure. Pensez-vous qu'il faut interdire les boissons alcooliques sachant qu'une partie des économies modernes est basée sur les recettes de ce produit ? Nous pensons que notre pays est riche de ses attraits naturels et de ses monuments et peut de ce fait construire une économie "saine" sans avoir à autoriser l'alcool qui ne fait que détruire l'être humain. À ce sujet, nous revendiquons l'application effective des lois marocaines qui interdisent la vente des boissons alcooliques aux Marocains musulmans comme le stipule le code pénal marocain. Mais, peut-on développer le tourisme par exemple sans alcool ? D'abord, il faut noter qu'il existe quelques hôtels sans alcool au Maroc. Cependant, nous ne voyons pas d'inconvénient à ce que les boissons alcooliques soient servies aux étrangers dans les établissements hôteliers. Abordons un autre sujet. Le MUR est-il attaché au rite malékite ? Je dirais même qu'il est le seul à y être attaché. Certes, le ministère des Habous et des Affaires islamiques appelle les Imams des mosquées à se limiter au rite malékite lors de leurs prêches du vendredi, mais cela n'est pas suffisant. Personnellement, je m'intéresse beaucoup à ce sujet et l'on me considère parfois comme radical sur cette question. Donc, vous êtes contre le fait de sortir du cadre de ce rite ? On ne peut pas imposer aux gens d'être malékites, car même le fondateur de ce rite, l'imam Malek lui-même, avait refusé de le faire. Mais, nous sommes pour que l'Etat soit malékite ainsi que la société marocaine. Durant des siècles, les Marocains ont pu rester unis grâce à ce rite. C'est un acquis que nous devons préserver. Le débat sur la réforme de la Moudawana est d'actualité. Etes-vous pour l'interdiction de la polygamie ? Nous ne pouvons que l'être car cela va à l'encontre d'une règle divine. Et puisque Dieu permet la polygamie, l'être humain ne peut pas l'interdire. Cela dit, il est possible de la limiter par des conditions comme ce fut le cas dans la réforme de 1993. Et l'égalité de l'héritage entre l'homme et la femme ? Ceux qui revendiquent cette égalité sont tenus aussi à s'exprimer sur le devoir pour l'homme de subvenir aux besoins de sa femme. Car, en Islam, si, dans l'héritage, les parts de l'homme et de la femme ne sont pas égales, c'est parce que l'homme a l'obligation de la "nafaka" qui l'oblige à subvenir aux besoins de sa mère, de sa femme, de sa sœur ou de sa fille. Il s'agit donc d'un système plus complexe et qui ne saurait être réduit à une simple question d'égalité entre l'homme et la femme. Que pensez-vous des lois temporelles ? Les lois dites temporelles ont toujours existé sous l'Islam. Car, de tout temps il y a eu des juges et des gouvernants qui ont légiféré. Ce que nous exigeons est que ces lois soient conformes aux principes de la religion musulmane. Partant de ce principe, nous n'avons aucun problème avec les lois au Maroc qui sont, dans la majorité, conformes à l'Islam. Appelez-vous au retour à l'amputation de la main du voleur, par exemple ? Nous sommes pour que cette punition soit appliquée si les conditions de son application sont réunies. Et l'Islam l'a d'ailleurs soumise à plusieurs conditions comme l'instauration de la Zakat et que le voleur n'ait pas commis l'acte par nécessité, etc. À propos de la Zakat, êtes-vous pour son institutionnalisation ? C'est une de nos revendications. D'ailleurs, le Roi défunt Hassan II avait préparé un projet dans ce sens qu'il avait annoncé. Et nous espérons que ce projet sera réalisé bientôt. Comment voyez-vous Imarat Al Mouminine au XXIe siècle ? J'ai une conception très simple de cette notion. Je pense que nous ne sommes pas tenus d'être attachés à une manière traditionnelle de concevoir cette institution. Ainsi, j'estime que Amir Al Mouminine peut être un roi, un président de république ou même un Premier ministre. La seule condition est qu'il dirige le pays conformément aux principes de l'Islam. Quelle est votre position sur le débat concernant “ le Roi doit régner et gouverner“… Il s'agit de notions occidentales qui n'ont rien à voir avec notre société. Pour nous, le Roi règne et gouverne. Mais, il faut savoir qu'avec l'évolution socio-politique et le développement de "l'émirat", il devient un abus que de concentrer tous les pouvoirs entre les mains du chef de l'Etat. Et il devient nécessaire d'élargir le cercle de la prise de décision. Aussi, faut-il rappeler que même s'il règne et gouverne, ses prérogatives doivent être limitées selon ses capacités et son expérience et qu'il délègue celles qui dépassent ses compétences. Quand je lis la Constitution marocaine, je trouve que les prérogatives attribuées au Roi sont au-dessus de la capacité humaine. Il doit donc déléguer certaines de ses prérogatives. Même ses prérogatives religieuses ? Y compris celles-ci. Car, l'actuel Roi, vu sa formation, ne peut pas assumer la prérogative de la Fatwa qui revient essentiellement à Amir, Al Mouminine. Il devrait donc la déléguer. D'autant plus que le besoin se fait sentir, car actuellement, nous n'avons pas de Moufti au Maroc, ce qui est grave. Il faut donc remplir ce vide. Le Maroc a connu dernièrement l'apparition d'un mouvement dit "Salafia Jihadia". Quelle est votre position sur cette question ? D'abord, il n'y a jamais eu de mouvement se faisant appeler Salafia Jihadia, puisqu'il n'existe aucun communiqué signé par ce mouvement. Cette dénomination a fait son apparition dans les PV de la police judiciaire et fut ensuite reprise par la presse. Toutefois, si vous me parlez de ceux qui, dernièrement, ont avoué avoir commis des crimes, je vous dirais que tous ceux qui ont enfreint la loi doivent être punis pour leurs actes. La loi doit s'appliquer pour toute personne ayant utilisé ou fait appel à la violence. Etes-vous contre Ben Laden ? S'il lutte contre l'occupation au Koweït, en Arabie saoudite, en Irak ou en Afghanistan, c'est un moudjahid et je ne peux que le soutenir. Mais, s'il tue des gens à New York par exemple, c'est une erreur que je ne saurais approuver. Que pensez-vous de ces nouveaux jeunes prêcheurs, comme Kettani ou Abou Hafss, qui se prennent pour des Imams ? Vous savez que la nature a horreur du vide et, actuellement, il y a un grand vide dans le domaine de la Fatwa. Certes, les cas d'Abou Hafss et de Kettani posent un problème, mais la situation peut devenir plus grave puisque les Marocains souffrent d'un manque de Mouftis, ce qui les pousse à puiser leur soif de savoir à l'étranger ou à travers certaines chaînes de télévisions du Machrek, ce qui est dangereux. Il faut donc remplir ce vide via la télévision marocaine par exemple au lieu de laisser les gens chercher des exemples ailleurs. Existe-t-il un mouvement chiite au Maroc ? Il existe mais je ne pense pas qu'il constitue un danger. Ce qui est inquiétant, c'est qu'il a pu enfin s'installer, ce qu'il n'a pas réussi à faire durant onze siècles. La preuve en est la création de l'association AL GHADIR à Meknès qui compte une centaine d'adeptes. Mais, je ne crois pas qu'ils iront loin. Qui finance le MUR ? Ses membres. Combien sont-ils ? Je n'ai pas le chiffre exact en tête, mais ils sont plus de 10.000. Bénéficiez-vous d'un soutien financier de l'étranger ? Absolument pas. Nous n'avons jamais reçu de financement de l'étranger et notre association est la plus pauvre, financièrement parlant, des mouvements islamistes marocains. Le PJD se dirige-t-il vers le pouvoir ? Politiquement, oui. Ne craignez-vous pas qu'il soit corrompu par le pouvoir ? Il faut savoir que nous ne ferons notre entrée au gouvernement que si nous avons la possibilité de mettre en application un minimum de notre programme. Et si nous le faisons avec une coalition, nous exigerons l'application de notre programme dans la même proportion que celle de notre participation. Vous attendez donc à avoir la majorité pour participer au gouvernement ? Non. Comme je viens de dire, nous sommes prêts à participer au gouvernement même si nous n'avons pas la majorité, mais à condition de pouvoir appliquer certains volets de notre programme. Gouverner avec qui ? Cela dépend de plusieurs conditions. On ne peut pas se prononcer sur cette question maintenant. Vous sentez-vous proches de l'Istiqlal ? Je dirais que nous sommes plus proches de l'Istiqlal que d'autres formations comme l'USFP, par exemple. Ce qui veut dire qu'avec ce dernier, nous ne sommes pas prêts à gouverner. La ministrabilité vous intéresse-t-elle ? En tant que responsabilité, oui. Mais, je n'ai pas cette ambition et vous savez que mon nom circulait, il y a trois ans, pour le poste de ministre des Habous et des Affaires islamiques. Si j'avais accepté d'adoucir mon ton, j'aurais certainement été nommé… • Propos recueillis par Omar Dahbi et Abdellah Chankou