Deux journalistes français, Christophe Deloire et Christophe Dubois ont publié, chez Albin Michel, un livre intitulé «Les islamistes sont déjà là» et qu'ils présentent comme «une enquête sur une guerre secrète». L'ouvrage vaut la peine d'être lu ne serait-ce que pour les notes des «services» qui semblent avoir fortement «inspiré» les deux co-auteurs. Nous publions aujourd'hui l'épilogue qui clôt l'ouvrage. Épilogue Place Beauvau, juin 2004 Dominique de Villepin est en première ligne. Dans la lutte contre l'islamisme, il y a un front intérieur. Dans cette bataille, le général en chef, c'est lui. Nommé au ministère de l'Intérieur au printemps 2004, l'ancien titulaire des Affaires étrangères n'a pourtant rien d'un George Bush qui met le pied dan le monde arabe avec ses gros sabots. Né en 1953 à Rabat, au Maroc, le ministre a connu «le tiers-monde, la violence» et sait «ce qu'est l'identité blessée». Il a vécu en Algérie, fréquenté le collège français de Caracas, au Venezuela, puis le lycée français de New York. Villepin, donc, connaît la complexité du monde. Il a suivi l'évolution de l'islamisme. Et aujourd'hui, il est très inquièt. Lors des réunions de son cabinet, place Beauvau, la discussion revient souvent sur la menace des fous d'Allah. Constat : le corps social a commencé à boire le poison idéologique. Villepin est convaincu que la République peut servir d'«antidote», mais la potion sera difficile à trouver. La «doctrine Villepin» procède d'une expérience personnelle. En 1980, à sa sortie de l'École nationale d'administartion, le jeune homme fait ses premières armes au Centre d'analyse et de prévision du Quai d'Orsay. Dans ce cénacle où les diplomates méditent sur l'avenir de la planète, le jeune homme s'occupe du terrorisme. Puis il est pressenti pour être numéro deux de l'ambassade de France à Téhéran. Mais les autorités iraniennes suspendent la délivrance de son visa à un changement de la politique française vis-à-vis de la révolution iranienne. Paris résiste. Le jeune Villepin harcèle le chargé d'affaires iranien à Paris, place d'Iéna. Chaque vendredi, il s'attend à prendre le vol Air France. Et puis un jour, la BBC annonce à 7h30 la mort d'un jeune diplomate à Téhéran. Aussitôt, un certain Jacques Chirac s'inquiète. Ne serait-ce pas Dominique? Le futur président de la République appelle la mère de Villepin au téléphone. Elle le rassure. Il n'est pas parti. En 1984, Villepin est finalement nommé à l'ambassade de France aux États-Unis. «J'y ai suivi de près la crise libanaise, les prises d'otages, les filières iraniennes, puis afghanes», raconte-t-il aujourd'hui. Il observe la politique américaine. De 1993 à 1995, Villepin dirige le cabinet d'Alain Juppé, alors ministre des Affaires étrangères. La veille de Noël 1994, à 11h15, des preneurs d'otages pénètrent dans un avion d'Air France sur l'aéroport d'Alger. Ils tirent dans la tête d'un policier algérien, puis d'un conseiller commercial de l'ambassade du Vietnam. Le lendemain, Villepin prend une collation avec Alain Juppé lorsque, en direct, au téléphone avec le chargé d'affaires français sur place, il entend un coup claquer. Les islamistes viennent d'assassiner le cuisinier de l'ambassade de France à Alger, Yannick Beugnet, à la minute où expirait l'ultimatum qu'ils avaient fixé. Dans un instant, ils vont jeter le corps au bas de la passerelle. Secrétaire général de l'Élysée les années suivantes, puis ministre des Affaires étrangères, Villepin s'intéresse sans cesse à la violence islamiste. Il commente : «L'attitude occidentale n'est pas pour rien dans l'évolution du terrorisme.» Peu à peu, il note le passage «d'un terrorisme de cible à un terrorisme de masse, d'un terrorisme les yeux dans les yeux à des pratiques aveugles». Un soir de juin 2004, dans son bureau du ministère de l'Intérieur, Dominique de Villepin retrouve les accents lyriques et puissants de l'orateur qui, le 14 février 2003, au Conseil de sécurité de l'ONU, avait tenté de dissuader les États-Unis d'une intervention en Irak qui risquait «d'aggraver les fractures entre les sociétés, entre les cultures, entre les peuples, fractures dont se nourrit le terrorisme». Villepin craint «les conséquences des conflits actuels dans dix ans, les effets des réseaux câblés, des image envoyées d'ailleurs». Lui qui a défendu sur les chaînes arabes la position française sur le foulard considère que la bataille se joue sur la question de l'imaginaire. «Rambo souffre-t-il la comparaison avec Ben Laden et les auteurs du 11 septembre?» s'interroge-t-il. À la propagation idéologique, il veut «opposer la force de la justice, de la détermination, et même de la ruse». Villepin récuse la «République du deal». «On ne négocie pas avec les terroristes», disait Pasqua. L'actuel ministre estime que la formule vaut pour tous les radicaux. En cas de problème, il affirme que «ça tombera clair, net et rapide». Le 21 avril 2004, il fait un exemple en expulsant un imam de Vénissieux, Abdelkader Bouziane, qui a déclaré au magazine Lyon Mag que «battre une femme» est «autorisé par le Coran» et qu'il faut «frapper fort» dans «les jambes ou le ventre». Saisi en référé, le tribunal administratif de Lyon invalidera pourtant l'arrêté d'expulsion. Le dossier Bouziane symbolise le piège dont la France a du mal à se sortir. Né an Algérie, ce religieux se posait en «véritable chef spirituel des groupes salafistes de la région lyonnaise1. Formé en Arabies saoudite, engagé en faveur d'un «Islam intransigeant, il déclarait dès août 1999, à la mosquée At Touba de La Duchère à Lyon, qu'«il n'y a pas d'autre science que la science du Coran». Au moment de la guerre en Irak, il «a édicté une fatwa appelant au djihad contre les intérêts américains2». Pour les RG, ses propos peuvent «favoriser la constitution de groupes islamistes radicaux pouvant servir de viviers de recrutement aux réseaux terroristes». Le maire communiste de Vénissieux, André Gerin, écrit dans un courrier à Villepin qu'il ne faut plus «accepter des imams venus de l'étranger comme l'Algérie, le Maroc ou l'Arabie saoudite». Sauf que ces imams sont là. Pour ne prendre que l'exemple de Bouziane, ce polygame n'a pas moins de seize enfants, pour la plupart français. Pour le ministre, «les querelles de linguistes ou de juristes ne doivent pas faire oublier que le premier devoir d'une société est de se protéger». Au moment de l'affaire Bouziane, le ministère communique. Place Beauvau, on annonce que vingt-sept étrangers ont été expulsés de France depuis le 11 septembre 2001 pour avoir tenu des propos intégristes. Vingt-sept? Par rapport à l'ampleur du problème, l'on ne saurait dire que les expulsions sont massives. Villepin en convient. De toute façon, pour nombre de radicaux, la question ne se pose pas. Ils sont français. Comment les convertir à la République? Il ne s'agit pas simplement de rétablir l'État de droit dans certains quartiers voués à larelégation. Ce sont les cerveaux et les cœurs qu'il faut reconquérir. C'est une tâche plus difficile finalement que d'envahir des contrées lointaines après les avoir bombardées. Le ministre de l'Intérieur considère que la menace ne réside pas seulement dans les groupes radicaux, mais aussi dans la manipulation et la mise à contribution de certains modérés, dans le cadre d'un partage des tâches. Villepin est obsédé par le «taylorisme du terrorisme», la répartition des travaux. Il analyse le comportement des «faussaires de clés du Paradis», ces marchands de mort qui adoptent des stratégies de dédoublement. Les hiérarques organisent les filières, les prédicateurs suscitent la haine, les cadres organisent les attentats et les petites mains vont se faire exploser. Il ne faut pas seulement lutter contre les noyaux durs du «terrorisme de passage», il convient aussi de combattre la mise à disposition de boîtes aux lettres, de chambres, d'aides diverses et variées par des supplétifs. L'Union soviétique procédait ainsi, en s'appuyant sur des idiots utiles ayant le sentiment de rendre des services ne prêtant pas à conséquence. L'islamisme ne doit pas avoir cette liberté. 1- «Abdelkader Bouziane», DCRG, novembre 2003. 2- Ibid.