Le démantèlement des accords multi-fibres (AMF), intervenu le 1er janvier 2005, représente un tournant pour l'industrie textile et habillement marocaine. On ne peut dire que l'on ne savait pas. La fin des quotas, ces restrictions quantitatives, qui jusque là organisaient les échanges internationaux de textile, était inscrite dans les textes de l'OMC, l'Organisation mondiale du commerce. Ainsi le 1er janvier dernier, disparaissait la muraille qui contenait l'extraordinaire puissance de production des deux géants continentaux : la Chine et l'Inde. Mais surtout, avait mis un secteur de «richesse» dans une situation qui faisait oublier le risque et, donc, la bataille de la concurrence, pour garder sa part de marché. C'est tout l'équilibre complexe de ce marché qui pesait 350 millions de dollars en 2002, qui va en être bouleversé. Pour le Maroc, dont la seule proximité avec l'Europe, -son débouché naturel-, n'a pas, loin s'en faut, suffit à assurer le développement international de son industrie textile. Cette nouvelle donne n'a rien pour rassurer. Pas plus le fait que la Chine doit d'elle-même être soumise à une restriction de ses exportations via la mise en place d'une taxe sur ses produits les plus basiques. Au contraire, ce faisant, l'empire du milieu vise à monter en gamme en orientant ses investissements vers des produits à plus haute valeur ajoutée qui sont au cœur de la production marocaine. Reste, il est vrai, les savoir-faire, et les relations commerciales historiques entre l'Union européenne (UE) et le Maroc, lesquels s'inscrivent, de surcroît, dans le cadre avantageux des accords commerciaux préférentiels (accords de partage de production ou programme de transformation à l'extérieur) que l'Union européenne a octroyés au Royaume. Mais cela ne suffira, sans doute pas, à sauver la première industrie du Maroc. D'abord parce que ces accords ne sont pas pérennes. Ensuite, la montée en puissance de la Chine qui a réalisé, ces dernières années, de formidables investissements en biens de production, va conforter la compétitivité de ses prix et étendre sa gamme d'offre. Ensuite, le lent transfert de production qui s'effectuait du Nord vers le Sud, et dont le Maroc a longtemps bénéficié, va désormais profiter essentiellement à la Chine et à l'Inde, ainsi que, dans une moindre mesure, au Pakistan. Ces pays maîtrisent l'ensemble de la chaîne de production, depuis les fibres au tissage, jusqu'à la confection… Selon l'OMC, la part de la Chine dans les importations de l'UE devrait, à court terme, passer de 18% à 30% et de 16% à 50% pour ce qui concerne les Etats-Unis… Si la fin des quotas était depuis longtemps dans les tuyaux, puisque prévue dès 1994, l'adhésion fin 2001 de la Chine à l'OMC, elle, a radicalement changé la donne. «Quand la suppression des quotas a été décidée, personne ne concevait que la Chine deviendrait un tel concurrent et se développerait aussi rapidement », assurait dans le quotidien «Le Monde», Denis Audet, économiste à l'OCDE et auteur d'un rapport sur le secteur du textile. Il est vrai que depuis 2000, la Chine a mis les bouchées doubles en prévision de la fin des restrictions. Le pays a ainsi massivement augmenté ses capacités. À telle enseigne, qu'à elle seule, la Chine a capté plus de la moitié des biens de production textile. Et comme le note un rapport de l'OMC, ce pays -tout comme l'Inde et le Pakistan-, possède des avantages comparatifs exceptionnels face, à la fois, à ses concurrents asiatiques et au Maroc. En effet, il produit une partie très importante des matières premières utilisées dans le processus de production. Et ce n'est pas le moindre paradoxe auquel seront confrontés les concurrents malheureux de l'empire du milieu. Naturellement, le pays va les utiliser pour sa production intérieure de textile. La conséquence immédiate : une hausse des prix mondiaux des matières premières, pénalisant les pays comme le Maroc… Des capacités de production quasi infinie, des coûts salariaux quatre fois moins importants, qu'au Maroc, une filière intégrée, la fin des quotas. Voilà qui a tout du scénario noir pour l'industrie textile du Royaume. Si l'on y ajoute, les effets, certes conjoncturels, d'une parité euro dollar qui donne un surplus de la compétitivité des prix aux produits made in China, c'est un ravin devant lequel se trouve le producteur marocain. Certes, demeurent les accords passés avec l'Europe. Et il faut en convenir une certaine bienveillance de la Commission vis-à vis du Royaume. Mais les 1687 entreprises du secteur, qui emploient près de 206 000 personnes, sont-elles prêtes à relever les défis chinois ? Rien n'est moins sûr. M. Salheddine Mezouar a raison d'affirmer que «l'avenir du textile marocain dépend de sa capacité à renforcer son positionnement sur le segment des produits innovants». Le constat est sans appel : rares sont les firmes à avoir profité du programme d'aide et de modernisation de l'AMITH (Association marocaine des industries du textile et de l'habillement). A peine 200… Aussi, peut-on espérer grâce aux capacités de certaines d'entre elles de surnager, en développant une offre suffisamment élaborée pour maintenir leur activité. Ainsi du «full package», qui va bien au-delà de la seule production, en complétant son offre par l'élaboration des modèles, la fourniture des tissus, des accessoires et jusqu'à la prise en charge du transport. Autre niche possible, les petites séries. La proximité géographique avec l'Europe permet, en effet, une réactivité inaccessible à la Chine. Mais ce modèle est loin de pouvoir compenser la perte d'activité sur les grosses séries. Une chose est sûre : ces deux niches spécifiques ne pourront pas profiter à l'ensemble du secteur textile marocain. Il faudra s'attendre à des faillites nombreuses, et avec elles des pertes d'emplois sans égal dans l'histoire économique du Royaume. On parle déjà d'au moins 50 000 emplois menacés, soit le quart seulement de l'emploi du textile et de la confection, ce qui est très optimiste…