Directeur du quotidien algérien «Le Matin», Mohamed Benchicou a publié à la veille des présidentielles algériennes un livre pamphlet, «Bouteflika : une imposture algérienne», qui retrace la carrière politique et militaire du président Abdelaziz Bouteflika. Le livre, qui a fait l'effet d'une bombe, a valu à son auteur deux ans de prison ferme. Bouteflika demande un temps pour réfléchir et en profite pour rendre publique l'information selon laquelle il serait sollicité par Kafi et Nezzar pour occuper de hautes fonctions. La rumeur fait le tour d'Alger. Les journaux privés en parlent. Un mois plus tard, Bouteflika fait savoir à Kafi qu'il refusait ses deux propositions : il avait obtenu ce qu'il voulait, la réhabilitation. Il compte toujours. Il est médiatisé, on ne l'oublie pas. Le général Rachid Benyellès pense que là se trouve la clé de l'énigme: « Je crois que le grand problème de Bouteflika est qu'il n'aime que lui. Il n'aime pas ce pays. Il ne l'a jamais connu. Quand on aime l'Algérie on a un minimum de compassion pour les Algériens. On l'a vu tourner le dos à la Kabylie à feu et à sang pour assister à une réunion sur le sida en Afrique. On l'a vu mépriser Bab El Oued inondé et ne se déplacer qu'après trois jours parce qu'il se plaisait en Suisse. Et ces familles massacrées par les terroristes et auxquelles il n'a jamais rendu visite… Aussi ses échecs ne s'expliquent-ils, à mon avis, que par le total désintérêt qu'il a pour la chose intérieure. Sa seule ambition est de se faire reconnaître par les grands de ce monde. Il ne connaît rien à l'Algérie, non pas parce qu'il est né à Oujda, mais parce qu'il n'a jamais voulu avoir des relations avec l'Algérie pendant son adolescence et sa jeunesse. Même pas avec la communauté algérienne, très importante, qui vit à Oujda et au Maroc. Moi-même, pour avoir vécu au Maroc, à Fès, durant mon adolescence, je peux témoigner qu'on peut ne jamais couper avec son algérianité dans ce pays voisin. A l'indépendance, Bouteflika pouvait rattraper tout ça s'il avait hérité d'un poste aux prises avec la réalité du pays.Mais pour son malheur, et le nôtre, il a été désigné aux Affaires étrangères. Alors, il ne connaît toujours pas l'Algérie. » Chapitre VI : Le prophète « Je suis l'Algérie tout entière. Je suis l'incarnation du peuple algérien. Alors, dites aux généraux de me bouffer s'ils peuvent le faire. » A l'heure des Guignols, la rodomontade ne jurait pas avec la bonhomie de l'instant : même s'il se défendait d'être une marionnette, le personnage amusait tout autant. Les téléspectateurs en étaient ravis. Dix jours plus tard, le portrait refaisait son apparition sur le petit écran avec les mêmes dispositions à la hâblerie : « Depuis la mort du président Boumediène, la France et d'autres pays ont trouvé une table de billard devant eux et ils ont joué tous seuls. Ça fait vingt ans qu'ils n'ont pas entendu ce son de cloche. Ça les surprend. Et bien, s'ils ont compris que je veux voir très grand, tout redevient possible… » Pas de doute : l'homme se prenait bien pour un prophète. L'« élu » Abdelaziz Bouteflika, tout mal élu qu'il fut, était saisi par l'excitation messianique, celle du sauveur providentiel venu secourir un pays en plein naufrage. A peine commençait-on à le soupçonner de croire sa place aux côtés de Dieu plutôt qu'avec les hommes que l'aveu fusait de sa bouche même : «Dieu, au jour du Jugement dernier, saura reconnaître les siens. J'espère qu'Il me reconnaîtra parmi les siens et que je me trouverai à la droite du Seigneur. » Et c'est ainsi que le prophète cédera très vite la place à l'illuminé. La réputation d'halluciné est sans doute la seule dont Bouteflika aura su asseoir l'unanimité aux yeux de l'opinion. Dès le début de son mandat, l'avis le mieux partagé par les observateurs sur le nouveau président était qu'il était trop excité, trop changeant et trop paranoïaque pour disposer de toutes ses facultés mentales. Le constat autorisait alors les jugements les plus excessifs et les pronostics les plus fous. Prenant ses désirs pour la réalité, l'opposition ira jusqu'à parier sur un raccourcissement du mandat présidentiel pour cause d'inaptitude psychique. L'un des adversaires politiques avérés du chef de l'Etat, Sid-Ahmed Ghozali, vieille relation de Bouteflika, n'hésite pas à imputer aux généraux l'historique responsabilité d'avoir «confié le pays à un fou, un malade, un psychopathe». Il tire de cette coupable négligence une conclusion définitive : «C'est la preuve que notre système actuel ne peut plus fonctionner parce qu'il peut mettre à la tête du pays un aventurier alors que, précisément, le but du mode de cooptation est de ne pas tenter l'aventure avec les islamistes.» Plus mesurés, mais n'en pensant pas moins, les diplomates étrangers accrédités à Alger s'étonnent de certaines réactions présidentielles qui inclineraient à la déraison clinique. «Il vous agresse à la moindre contradiction que vous opposez à ses thèses, confie un ambassadeur qui sortait d'audience. Il parle sans fin, n'admet pas le moindre signe d'impatience et ne vous laisse que rarement placer un mot. Vous voguez de Castro à Chou En-Lai, en passant par De Gaulle et Boumediène,Kossyguine, sa maman, le maquis et deux ou trois noms de la littérature française qui font une cocasse apparition dans la discussion. A la fin, vous avez oublié le motif de l'audience mais, content que l'épreuve se termine enfin, vous ne demandez pas votre compte.» Toutes les personnes qu'il a reçues, à l'exemple de Hubert Védrine en juillet 1999, sont sorties de chez lui meurtries : il les a gardées entre sept et neuf heures à narrer des exploits au mépris de leur agenda. Un président exalté à la tête de la République ? « C'est connu par nous depuis toujours : Bouteflika a un ego démesuré, avec un violent besoin d'être au centre du monde, de briller, d'épater, ce qui est courant chez les responsables, explique Chérif Belkacem, vieux compagnon du président. Mais ce qui est particulier chez Bouteflika, et il faut le savoir, c'est qu'il a une aptitude particulière et remarquable à toujours être dans un état de représentation, constamment disposé à la frime et à la simulation. Vingt-quatre heures sur vingt-quatre en train de camper des personnages. Je lui ai dit un jour que si tu assistais à un match de football tu voudrais avoir tous les honneurs : le buteur, le défenseur, l'arbitre, le public. C'est pour cela qu'il ramène tout à lui et qu'il exhibe cette image de “rassembleur”. C'est un problème d'identité. » Abdelaziz Bouteflika se reflète, en effet, très volontiers dans la grandeur des autres. En 1966 déjà, il ne répugnait pas à se comparer, en présence de diplomates de l'Organisation de l'unité africaine, à Addis-Abeba, à l'Emir Abdelkader dont, disait-il, le rapprochait son nom de guerre mais aussi, précisait-il, les yeux bleus et la petite taille. Les mêmes attributs physiques le font rapprocher de Napoléon dont il fait observer ouvertement qu'il a 3 cm de plus, ce qui, dans la foulée, est une excellente façon de se comparer à lui !