Sans appartenance partisane, le nouveau chef du gouvernement semble très attaché à associer étroitement les principales formations politiques nationales à son Cabinet. Son profil et sa posture rappellent par nombre d'aspects l'ancien président du gouvernement espagnol, Adolfo Suarez qui a marqué profondément la politique de son pays. En se dirigeant au palais de la Zarzuela (Palais royal d'Espagne), le premier juillet 1976, Adolfo Suarez, ministre au premier gouvernement après la mort du général Franco, ne pouvait pas imaginer qu'il allait devenir l'homme de la transition espagnole. Ce jour-là, il avait été convoqué d'urgence par le palais royal. Le jeune Roi Juan Carlos premier, qui avait assumé le pouvoir huit mois auparavant, l'avait fait appeler pour lui annoncer sa décision de le nommer président du gouvernement. Sa mission ? Diriger un gouvernement de transition ayant pour priorité de procéder à des réformes économiques et politiques de l'Etat espagnol. Cette nomination était prévisible, avaient estimé certains politiciens de l'époque. Et bien que l'on s'y attendît, la décision n'avait pas fait l'unanimité sur son opportunité. Le 9 octobre 2002, au Palais Royal de Marrakech, Sa Majesté le Roi Mohammed VI reçoit M. Driss Jettou, ministre de l'Intérieur, le nomme Premier ministre et le charge de constituer un gouvernement d'action, mobilisé autour de priorités claires et soucieux d'efficacité, un gouvernement de labeur, d'écoute et de proximité. La nomination ne surprend pas, puisque le nom de Driss Jettou était évoqué à chaque fois que les spéculations sur le poste de Premier ministre étaient sujet de débats dans les milieux politiques. Cette ressemblance entre les deux événements, séparés dans l'Histoire par vingt-six ans, présente tout un éventail de recoupements qui se prête à un regard croisé très intéressant. Les deux personnages, à savoir Driss Jettou et Adolfo Suarez, ont un même profil, un caractère similaire et une mission identique. Lorsqu'il a été nommé chef du gouvernement espagnol, Suarez avait deux missions prioritaires : redresser une situation économique explosive et créer un climat politique adapté à la démocratie. Après avoir pris son poste, le 5 juillet 1976, Suarez avait estimé convenable de commencer par le volet économique avant d'entamer le dossier politique. L'Espagne souffrait à l'époque d'un taux d'inflation de 44 %, d'une dette extérieure estimée à plus de 14 milliards de dollars, et d'un nombre de chômeurs qui dépassait les 900.000 sans-emploi. Il fallait donc que le jeune président du gouvernement opte pour des mesures urgentes capables de remédier à une situation difficile. En plus, et ce fut sa mission la plus sensible, il devait convaincre toutes les composantes politiques d'adhérer à son projet. L'unanimité autour de l'intégrité, du sérieux et de la compétence en matière de gestion et de projection économique Driss Jettou est une évidence qu'aucun leader politique ne peut nier. Dans toutes les missions qui lui ont été confiées, Driss Jettou a fait preuve d'une grande compétence et d'un esprit de management pragmatique indépendant de toute contrainte de politique politicienne. C'est cette capacité qui sera retenue au moment de sa nomination à la tête du gouvernement. Sa Majesté le Roi avait défini la mission du promu en disant que "le prochain gouvernement doit mener à bien et avec vigueur et célérité les réformes importantes dont le Maroc a besoin dans différents domaines, notamment économique et social". Il a donc la mission d'œuvrer pour la reconstruction de l'économie nationale. En assumant la responsabilité du gouvernement, Suarez avait rappelé à tous les leaders politiques, les célèbres paroles d'un politicien espagnol qui avait dit : "Ou la démocratie met fin à la crise économique, ou la crise mettra fin à la démocratie". C'est ainsi qu'il les a convaincus d'adhérer à son projet de réformes économiques. Réunis durant un week-end pour en débattre, le président du gouvernement espagnol et les chefs des partis politiques finirent par signer "les pactes de la Moncloa" (Moncloa : siège de la présidence du gouvernement espagnol). Cet accord consistait en un ensemble de mesures urgentes contre la crise économique. Les résultats de l'accord ont été très positifs. Car, une année après, le taux d'inflation est descendu de 44 % à 16 %. Aujourd'hui, le Premier ministre nommé, Driss Jettou, se trouve confronté à une situation similaire. Il est appelé à forger un consensus politique autour d'un plan de redressement économique et social. Les dirigeants des partis politiques nationaux devraient donc se joindre à cette ambition nationale à l'instar de Felipe Gonzalez ou de Manuel Fraga (leaders respectivement du Parti Socialiste Ouvrier Espagnol et de L'Alliance Populaire (ancienne dénomination de l'actuel Parti Populaire) qui ont eu le courage de dépasser leurs différends politiques et de s'unir autour de l'intérêt national. La deuxième mission de Suarez était de créer un climat politique capable d'assimiler les pratiques démocratiques. Le paysage politique espagnol était, à l'époque, marqué par l'existence de trois tendances. Il y avait la gauche représentée par le PSOE et qui venait de rentrer de son exil, la droite représentée par l'Alliance Populaire et qui incarnait la continuité du régime, ainsi qu'une minorité qui prônait un changement révolutionnaire. L'antagonisme idéologique existant entre ces tendances politiques, avait rendu difficile de parvenir à un consensus sur les réformes politiques tel que celui obtenu en économie. Surtout, si l'on sait que la majorité des leaders politiques n'étaient pas enthousiastes à sa nomination et y voyaient un adversaire politique plus qu'un "homme de la transition". Tant à droite qu'à gauche, on estimait avoir le droit légitime de conduire cette phase de l'histoire de l'Espagne moderne. Or, Juan Carlos avait opté pour Suarez pour une simple raison : la transition devait être l'œuvre de tous, et sauver le pays de la crise économique et politique devait être fait avec tout le monde. D'où le choix porté sur Suarez. Pour dépasser cet obstacle, Suarez opta d'abord pour la création d'un nouveau parti : l'Union du Centre Démocratique (UCD). Cette formation était en fait un parti qui avait regroupé les modérés de la droite et de la gauche et qui approuvaient le rythme de réformes que Suarez avait adopté. C'était donc une coalition de gouvernement plus qu'un parti politique. Driss Jettou n'est-il pas actuellement en quête d'une majorité pour constituer un gouvernement capable de diriger des réformes économiques urgentes et de préparer d'éventuelles réformes politiques? Driss Jettou n'est-il donc pas le Suarez marocain chargé de diriger la transition marocaine ? Et les leaders politiques nationaux ne devraient-ils pas se joindre à son projet de gouvernement ? Ne devraient-ils pas se rappeler cette phrase du communiqué annonçant la nomination de M. Jettou, qui disait : "Aussi le Maroc a-t-il besoin en cette phase cruciale de l'engagement de toutes les sensibilités politiques que traverse la société marocaine et de la participation des meilleurs de ses fils dans la gestion des affaires publiques".