Quelle énergie se dégage des œuvres du peintre catalan Antoni Tàpies exposées à la galerie Bab Rouah à Rabat ! Cette exposition, qui dure jusqu'au 20 juillet, est époustouflante. On aura rarement vu dans notre pays une exposition de cette taille et de cette qualité. Une exposition qui n'aurait pas démérité auprès de celles qui provoquent des files d'attentes interminables devant les musées des grandes villes occidentales. Une exposition cohérente dans sa conception, et éblouissante par la qualité des œuvres. Cohérente, parce que toutes les pièces montrées datent de 1991. Le visiteur se fait ainsi une idée sur une période déterminée de la peinture d'Antoni Tàpies. Cette grande exposition n'aurait pu être possible sans la participation du Service culturel de l'ambassade d'Espagne. Les Espagnols se distinguent de plus en plus par la qualité des expositions plastiques qu'ils organisent dans notre pays… Antoni Tàpies, né en 1923 à Barcelone, a axé dès 1945-1947 ses recherches sur le collage et l'emploi de rebuts (bouts de ficelle, papiers, carton, etc.). Cette façon de faire se retrouve dans l'exposition de Bab Rouah, mais quelle évolution elle a subi depuis ! Il y a des choses qui méritent notre attention dans cette exposition. D'abord l'usage libre que fait Tàpies de matériaux étrangers à ceux qui étaient, jusque-là, en vigueur dans la peinture traditionnelle. Cet écart se manifeste particulièrement dans le support. Tàpies a abandonné la toile. Il se sert d'autres supports. Et tout particulièrement de tissus synthétiques et de bouts de moquette. Ces étoffes ne sont pas immaculées. Elles ont généralement subi l'action du temps. Elles sont tachées sur les bords. Ainsi cette œuvre intitulée « Nez », et dont le côté droit est recouvert par les traces laissées par une eau sale. Cette eau a pénétré la trame du tissu et a séché depuis. Mais en séchant, elle a fait naître des formes qui peuvent suggérer des figures au spectateur. L'admirable dans cette œuvre, c'est qu'elle renvoie à la période murale de l'artiste. Dans les années soixante, Tàpies a réalisé plusieurs de ses œuvres sur des murs maçonnés, craquelés, crevassés. Il agit de la même façon avec les tissus qui ne sont pas exempts de souillures. En plus, la façon dont se comporte Tàpies avec ces étoffes rappelle la grande leçon de Léonard De Vinci. L'on sait que ce dernier a reçu l'une de ses illuminations au spectacle des fissures et lézardes sur le mur de la chambre où il était étendu. Ces fentes lui ont suggéré des scènes de bataille, des figures humaines, etc. Cette leçon de l'intervention du hasard sur les formes plastiques a intéressé plusieurs peintres au XXe siècle. L'hommage de Tàpies à De Vinci est possible dans les œuvres participant de cet esprit. D'autant plus que le spectateur peut voir un visage, parfaitement reconnaissable, dans le « Nez ». Ce visage est le fruit du hasard, il a été dessiné par une moisissure. La moquette permet aussi à Tàpies d'obtenir des effets qui surprennent par leur nouveauté. Une espèce de peinture épaisse mélangée à de la colle mord dans la surface veloutée de la moquette. Elle la creuse, créant des bas-reliefs qui imposent l'évidence de la matière au spectateur. Le résultat est si personnel qu'il impose dans l'œuvre la présence de son auteur. Tàpies colle parfois sur cette surface des feuilles mortes et des branches fines. Cet artiste ne semble donc pas se préoccuper de l'action du temps sur ses œuvres. Il n'utilise pas des matériaux peu périssables, et qui encouragent les collectionneurs à acheter une œuvre qu'ils peuvent garder très longtemps. Le frein à l'œuvre n'existe pas dans la peinture de Tàpies. Par ailleurs, la maturité de Tàpies s'impose au spectacle de ses peintures. Il est capable de poser une tache de peinture pour que l'œuvre naisse à la vie. Cet artiste possède un trait nerveux et lyrique. Ce trait accuse le caractère graphique de son travail. Quant à la maturité de Tàpies, elle se donne évidemment aux seuls peintres qui se dévouent pendant des décennies à leur art.