Un ami à lui raconte que son père lui répète souvent, ces temps-ci, sur un ton de reproche : « Chaque fois que j'ouvre un journal, maintenant, je tombe sur ta photo…Mais tu n'es plus ministre !». Et Saâf, quand on lui rapporte ce potin, d'éclater d'un grand rire, comme chaque fois qu'il veut laisser quelque chose en suspens. Pourtant, à l'entendre au cours de cet entretien exclusif, réalisé à l'occasion de la tenue de l'Université d'Eté (14-18 juillet à Tétouan) du Centre des études et de recherches en sciences sociales qu'il dirige depuis les années 80, il n'a rien esquivé et ce n'est pas du tout banal. ALM : Alors le social à toutes les sauces, le social comme panacée ou le social qui s'impose ? Abdellah Saâf : Nous avons certainement un problème de repérage conceptuel à propos de la notion de développement social. Notre démarche, depuis fort longtemps, mais aussi à l'occasion de cette Université d'Eté, consiste à favoriser une approche mieux structurée, plus volontariste, mais aussi plus rigoureuse pour cerner ces notions. Nous n'avons, bien entendu, pas une vision pré-établie des choses, nous ne sommes pas en train d'expérimenter une recette. Nous voulons surtout introduire un peu plus d'expertise et de savoirs croisés et complémentaires dans l'approche des questions sociales. Mettre de l'ordre et donner davantage de cohérence au discours sur le développement social. Quels sont d'après vous les termes du débat ? Il s'agit d'abord de cerner, voire de trancher la question de savoir si le développement social est la résultante des autres formes de développement (économique, politique, etc) ou bien qu'il conditionne et hypothèque toute autre forme de développement. Parce que, malgré les discours et les bonnes intentions, il est évident que le social souffre d'une certaine «dépréciation» dangereuse tant du point de vue des outils d'analyse et de leur pertinence, que dans l'évaluation crédible des évolutions que connaît ce champ de réflexion au regard de la vitalité –vraie ou supposée- de la société civile et de la dynamique en cours qui concerne les différents acteurs. Ne pensez-vous pas que là aussi on se contente des analyses et des approches nées ailleurs, dans les cabinets feutrés de la Banque Mondiale et des autres officines similaires ? Il est vrai qu'au sein de ces organismes, on revient de loin ! Auparavant-on optait pour un certain nombre de choix d'ordre économique et/ou politique et on se contentait, ensuite, de plaquer là-dessus un certain concept du social. De sorte que la dimension sociale qui devait être déterminante et décisive, était reléguée à un rôle subalterne et « correctif ». Pensez par exemple à la période du fameux Programme d'ajustement structurel, version Banque Mondiale, qui érigeait l'orthodoxie des grands équilibres financiers en dogme absolu. On en est revenu. Mais le coût en termes de précarité et d'exclusion sociale est énorme. On a provoqué, dans les faits, des bouleversements et des crises qui ont abouti au « dessèchement » total, au sens humaniste, de sociétés entières, en Amérique latine, en Asie et ailleurs dans le monde. Et maintenant, que faire ? Il s'agit, à notre dimension, de mener un travail d'investigation et d'analyse de fond pour délimiter le champ des concepts, identifier les problématiques, mettre en relief les acteurs réels et potentiels de ce développement, anticiper les actions à mener. Bref, il faudrait inverser la tendance qui consistait à ne s'intéresser aux questions sociales qu'après coup, souvent lorsque le mal est déjà bien avancé, au profit d'une démarche plus anticipatrice, plus prospective, plus volontariste. C'est un travail à mener sur plusieurs niveaux. Celui des politiques publiques, évidemment, qu'il faudrait mieux ancrer dans le social, celui de la redéfinition du champ et des approches, celui de l'appréciation pertinente des comportements culturels bien enracinés, celui des a priori des faiseurs de politiques publiques, etc. Il convient également d'identifier et de mobiliser le savoir diffus et disséminé dans les diverses composantes de ce qu'on appelle génériquement «la société civile» afin d'organiser et d'approfondir la réflexion sur cette ressource, dans la perspective de l'intégrer aux approches stratégiques qui concernent nos sociétés et en optimiser l'apport sur le plan de l'action. Donc la société civile comme le sésame du développent social ? Non, la société civile peut contribuer aux diverses fonctions et actions évoquées, mais elle n'est pas le seul producteur de sens au niveau du social. Depuis fort longtemps, ici et ailleurs, il y avait débat sur la place et le rôle de la société civile dans la cité. Mais, la nouveauté, depuis les années 90 se décline en termes d'accumulation et de profusion des expériences. C'est un aspect en mouvement qu'il convient d'apprécier à sa juste valeur et d'intégrer à la fois dans la réflexion et l'action et dont les apports devraient être objectivement mesurés. Vous semblez abonder dans le sens de ceux qui suggèrent que la société civile serait en train de supplanter les partis politiques en dépréciation. Ce sont donc votre état d'esprit actuel et votre projet? Je ne considère pas que partis politiques et société civile soient antinomiques. La vie partisane a toujours constitué à mes yeux le terreau d'une civilité constructive qui nourrit la citoyenneté et donne du sens à la vie publique. Mais, sur un autre plan, dans l'état actuel de mes préoccupations, l'appartenance politique me semble relativement marginale. Ma démarche et ma priorité vont dans le sens de la construction d'un véritable mouvement social au sein duquel il faudrait structurer et organiser un véritable projet de société. C'est un travail culturel de fond qui ne cherche certainement pas à dénigrer l'action partisane. C'est un travail de terrain de longue haleine qui vise à construire une ambiance et un environnement créateurs. Ce n'est pas un peu utopique tout cela ? Pas du tout. Il suffit de se démarquer des idées bien reçues et stéréotypées. Il ne faut pas s'enfermer dans les dogmes. Beaucoup de personnes considèrent que la forme partisane est la forme et le modèle le plus raffiné, le stade suprême, la déclinaison la plus évoluée de l'action sociale collective organisée. Ce n'est pas mon avis. On peut avoir une autre démarche et avancer d'autres propositions. Mais cela n'est ni un bricolage idéologique ni un calcul électoraliste, et encore moins un positionnement opportuniste. Je considère qu'il est possible, ici et maintenant, de construire un vaste mouvement social et pluriel dont les objectifs consistent à favoriser le dialogue et la réflexion entre toutes les composantes vives de la société : associations, coopératives, mutuelles, syndicats, groupes influents, afin de définir les objectifs en matière de développement et d'action sociale et de mener un travail fonctionnel dans le but d'organiser et de structurer ce vaste champ, afin d'en optimiser la créativité et les apports. Cette démarche est justement à même de valoriser le travail sur le social pour qu'il cesse d'être une composante ou un élément d'appoint et occuper, enfin, la place qui lui revient de droit et de fait. Cette réflexion et ce dialogue que nous menons déjà sur une grande échelle, doivent se fixer également comme objectifs de mettre en place les outils de connaissance, de recherche et d'analyses propres à générer les savoirs et expertises pertinents sur ces questions, de définir des objectifs rationnels, voire des programmes d'action en cours de route, pour mieux ancrer les approches dans leur environnement social. Et la gauche dans tout ça ? Elle existe encore, elle en est où ? Oui, certainement qu'elle existe. Elle passe par des hauts et des bas. Elle connaît des difficultés, mais elle constitue toujours une espérance pour notre société et notre pays. Je considère que nous n'avons pas épuisé toutes les potentialités et les ressources existantes au sein de la gauche. Nous n'avons pas réussi, justement, parce que nous n'avons pas optimisé l'usage de ces ressources. La faute nous incombe à nous tout d'abord, à cause de nos maladresses, de notre inexpertise, à cause d'un certain nombre d'options qui vont s'avérer très préjudiciables, à cause aussi d'une démarche politique hésitante, d'allées et venues entre des cheminements pas tous balisés à l'avance. Il n'en demeure pas moins qu'une culture de gauche bien enracinée suppose aussi la capacité et la volonté d'être critique envers soi-même, de faire le bilan de son action. Alors, justement à propos de bilan ? Qu'en est-il de celui de votre participation au gouvernement dit de l'alternance ? La piste de la participation était une hypothèse délibérée. Elle ne fut pas facile à mettre en œuvre. Elle a provoqué des drames parmi et avec nos autres camarades qui étaient opposés à cette option. Personnellement, je considérais qu'il fallait supprimer cette objection au principe de la participation, qu'il fallait «se mouiller» et aussi prendre le risque de «se casser la gueule». Il n'y a pas de honte à cela. Il a fallu y aller, nous y sommes allés. Concernant le bilan, je ne le ferai pas à la manière d'un chef de gouvernement qui ferait le bilan de son équipe, mais je constate qu'il y a beaucoup de nihilisme ambiant et beaucoup d'amertume, ainsi qu'un certain enfermement dans des postures culturelles qui faussent les données et les appréciations. Or, l'appréciation d'une démarche politique ne se fait pas de cette manière, à l'aide d'une sorte de pluviomètre politique qui mesure le taux d'une humeur et les variations d'un état d'esprit. Notre passage au politique est relativement récent. On a tendance à exagérer la distance qui nous sépare du mouvement national aux motivations et aux caractéristiques évidemment exceptionnelles et spécifiques. Quant au politique proprement dit, il revêt d'autres caractéristiques dont l'une des plus fondamentales est la possibilité d'évaluation des politiques. Au Maroc, il n'y a pas encore de culture d'évaluation de la (et des) politique (s). Nous n'avons pas atteint le stade où les choses sont claires, où on peut jauger les actes de tel ou tel acteur sans que cela ne se transforme en drame existentiel et définitif. Il s'agit d'une longue trajectoire qui, sous d'autres cieux, est la résultante d'alternances en série et de transitions en de multiples épisodes, et non d'un épisode exceptionnel et quelque peu sur-imposé comme le fut l'alternance…. C'est d'après vous cela qui favorise le recours à la technocratie? C'est aller un peu vite et c'est réducteur. Je ne reconnais pas à nos camarades technocrates et affairistes cette capacité d'articuler une véritable stratégie de développement en phase avec les objectifs de modernité, d'évolution et de progrès qui nous préoccupent actuellement. Réduire la vie sociale à une administration des choses, hors de la trajectoire politique, suscite en moi beaucoup de scepticisme. On a souvent du mal à vous situer réellement, au vu du décalage et de l'apparente contradiction entre vos amitiés par exemple. On vous prête des liens d'amitié solide avec les deux Basri, le Fkih et l'ancien ministre de l'Intérieur, avec Noubir Amaoui…C'est du papillonnage ou du brassage tous azimuts ou autre chose? J'essaie d'avoir des rapports de dialogue avec l'ensemble des acteurs. Avec certains, j'ai aussi des affinités personnelles et des liens affectifs. Amaoui est un grand ami, Fkih Basri fut un grand ami, comme beaucoup d'autres acteurs que vous n'avez pas cités. Amitié n'est pas alignement, subordination ou au service. Vous savez, le métier d'universitaire en général vous met en contact avec un nombre important d'interlocuteurs qu'on ne retrouve pas obligatoirement dans d'autres professions. Mais je suis naturellement un homme de dialogue. Je crois que j'aime écouter les autres, aussi différents soient-ils…Je répugne, par contre, à tout enfermement dans les dogmes ou dans une tour. Ce n'est certainement pas du papillonnage. Je n'ai pas de plan a priori ou de stratégie de marketing en matière de relations humaines. La multiplicité des contacts se traduit par une multiplication des pistes à explorer ensemble. Certaines convergences perdurent dans le temps, d'autres pas. Mais, en cette matière, on n'est jamais sûr du résultat à l'avance. Pour conclure, comment Abdallah Saâf se définit-il lui-même ? Je pense que je m'inscris dans une approche de recherche-action sur la manière de dégager pour notre pays une vue sur nous-mêmes, sur notre vécu afin d'explorer des voies à même d'opérer les changements nécessaires à l'avènement d'un avenir meilleur. Je suis continuellement en train de chercher et de promouvoir avec l'ensemble de mes interlocuteurs la recherche de pistes d'action fondée sur une bonne compréhension de nos réalités et de nos potentiels, dans une perspective d'évolution et de progrès.