On ne devrait pas voyager jusqu'au bout du monde, quitter la terre des Aryens, aller à l'étranger. On ne devrait pas apprendre la langue des mlecchas. On ne devrait pas non plus leur enseigner le sanskrit, la langue par excellence, la langue sacrée. Les langues des mlecchas sont des déformations, des déviations par rapport à la vraie langue, le sanskrit. L'Inde postvédique, qui connaît les « varnas » (les castes), assimile les étrangers aux «sudras», aux castes inférieures, et aux «dasyas», impurs, opposés aux aryens porteurs de pureté. La tradition idéologique indienne envisage donc un ordre concentrique, avec les Aryens au centre et les mlecchas aux frontières, qui recoupe un ordre hiérarchique, les Aryas en haut et les mlecchas en bas. Si l'on suit les analyses de Halbfass, il a régné dans l'Inde traditionnelle un profond désintérêt pour l'Autre. Il n'existe pas de biographies légendaires d'Alexandre le Grand, comme on en trouve dans de nombreuses régions d'Asie, y compris en terre d'Islam. Il n'existe pas non plus de récits de voyages indiens dans les pays étrangers. Même les musulmans apparaissent de façon seulement marginale et sporadique dans la littérature hindoue. On ne trouve pas de débats philosophiques ou religieux véritables dans la littérature traditionnelle. Pas même quand l'Inde entra en contact avec des chrétiens et des Européens, du XVIe au début du XIXe. Seul Kumarila, le plus grand des philosophes de la «Mimansa» (l'un des grands systèmes philosophiques indiens), discute le statut des mlecchas, au VIIe siècle. Selon lui, on ne peut rien apprendre des mlecchas au sujet du « dharma » (la vraie loi), du point de vue religieux et spirituel. Cependant, en ce qui concerne les savoirs profanes, les transactions humaines, mondaines, purement empiriques, les mlecchas possèdent quelquefois des connaissances utilisables par les Hindous. Kumarila envisage donc une certaine validité du savoir profane des mlecchas ; mais il ne fait aucune concession en matière religieuse. Or la culture indienne ne reconnaît pratiquement pas de domaine « séculier», «profane» autonome. Cela relativise et minimise par conséquent l'intérêt que les Indiens peuvent porter aux sciences des mlecchas. Les Indiens ont été en contact avec les Romains (Raumaka); ils ont commercé avec eux, ont eu connaissance de certaines de leurs techniques, de même que de celles des Grecs et autres «Occidentaux». Mais ils ne semblent guère avoir été impressionnés par eux. Al Biruni, le lettré et savant musulman qui s'est tant intéressé à l'Inde, insiste sur ce qu'il estime être leur extraordinaire ethnocentrisme, leur tendance à surestimer leur propre culture, à s'isoler, à ne pas reconnaître les réalisations des autres peuples. Il cite cependant un texte où l'on reconnaît les capacités des Grecs qui, tout en étant des barbares, se montrent très savants. Les Hindous ont adopté des découvertes et des inventions en astronomie, en astrologie, en mathématiques, venues de l'Ouest. Il existe par ailleurs quelques traductions de textes originaux en grec. Mais dans le domaine du «dharma», de la sagesse et de la piété, il ne saurait y avoir de compromis avec les mlecchas. D'ailleurs les langues des mlecchas ne sont pas adaptées au savoir et à la sagesse. Les étrangers, quand ils étaient appelés mlecchas, étaient parfois comparés à des animaux. Cependant le rapport Hindous/Grecs ne se réduit pas à l'opposition des Purs et des Mlecchas. Les Grecs sont certes des «barbares», mais les «barbares» ne sont pas de simples «mlecchas». Le concept de «mleccha» représente une forme d'exclusion et de dédain plus prononcée que celui de «barbare».L'indocentrisme de l'hindouisme transcende de beaucoup, selon Ualbfass, ce qu'on appelle aujourd'hui ethnocentrisme. Les mlecchas existent à peine dans l'horizon de l'hindouisme. Leur altérité est négative et abstraite. L'Autre est pour ainsi dire inexistant et dissous : «Les Indiens se considéraient comme supérieurs à tous les peuples de la terre. Les lois de Manou, par exemple, affirment que toutes les nations de la terre règlent leur vie sur les normes étables par les castes supérieures de l'Inde». L'identité indienne subit cependant des modifications au cours de l'histoire moderne. Le terme «hindou», d'abord utilisé par les étrangers, en particulier par les musulmans, le fut ensuite par les indiens eux-mêmes. Les Indiens en vinrent peu à peu à employer ce terme d'origine étrangère, pour affirmer leur identité face à ces étrangers. Le terme « hindou » reste en général absent de la littérature sanskrite orthodoxe, antérieurement à l'arrivée des Européens. A l'aube de l'époque moderne (XVIIIe siècle), la xénologie hindoue continuait à suivre la voie traditionnelle. Les étrangers étaient considérés comme des groupes inférieurs, vils, impurs, même s'ils étaient des envahisseurs puissants, comme le furent les Anglais. Encore dans un texte de 1800 écrit à Madras, les Anglais sont présentés comme des « Huns», des « visages pâles ». Le texte parle à la fois des musulmans (mahamada) et des Européens (gurunda). La menace européenne est relativisée et minimisée par l'ampleur historique des cosmogonies indiennes. Les invasions se suivent et les hégémonies étrangères s'écroulent. Les langues, les coutumes, les croyances des étrangers sont un signe de la décadence du dharma. Il a existé cependant une certaine forme de collaboration avec les musulmans, puis avec les missionnaires chrétiens (comme le prouve l'exemple de Nobili, an XVIIe siècle), ensuite avec les commerçants et savants européens. On verra plus loin les résultats de la collaboration fructueuse entre le lettré hindou Pillai et les savants jésuites français. Pillai a laissé un journal privé, dans lequel il parle de ses contacts avec les Européens. Mais on ne connaît aucun Hindou – en tout cas aucun Brahmane – qui ait voyagé en Europe avant Ram Mohan Roy (1772-1833) et qui ait écrit sur l'Occident. Même les convertis chrétiens venus en Europe au XVIIIe n'ont pas laissé de textes. • Gerard Leclerc La Mondialisation culturelle Les civilisations à l'épreuve