« Il semble que les cultures orientales et extrême-orientales aient été d'avantage sensibilisées à l'ontologie du devenir que celles du bassin méditerranéen, écrit G. Durand, en témoigne le I-ching, « Livre des changements » des Chinois ou la théorie karmique des Indous telle qu'elle est symbolisée par la danse de Shiva. C'est cette ambiguïté consentie qui présentera le plus de difficultés pour l'appréhension des symboles lunaires ». (Structures anthropologiques de l'imaginaire, 1969, pp. 338-339). Les deux régimes de l'imaginaire Selon la conception de cet auteur, deux régimes commandent l'imaginaire humain, le régime diurne et le régime nocturne. « Autour du mot « pur », souligne-t-il, gravitent ciel, or, jour, soleil, lumière, grand, immense, divin, dur, doré..., tandis qu'autour du « bourbeux », gravitent ombre, amour, secret, songe, profond, mystérieux, seul, triste, pâle, lourd... » Selon sa conception aussi, les peuples de l'Occident et du « crépuscule » préfigurent le Soleil qui détermine le premier régime, tandis que les peuples de l'Orient et du « levant » préfigurent la Lune qui détermine le second régime ; ce qui semble paradoxal. L'imaginaire de chaque peuple est déterminé par la relation dynamique de ces deux régimes. Durand l'a dit lui-même, d'ailleurs : « La structure implique... un certain dynamisme transformateur, et ce sont les groupements de ces structures qui définissent le Régime de l'imagination ». (Op. cit. p. 69). Pour tous les peuples, le soleil signifie la lumière suprême ; parmi ses symboles, on distingue l'ascension et l'illumination, auxquelles s'opposent la chute et les ténèbres. Pour prier, Egyptiens, Perses, chrétiens et Musulmans s'orientent vers l'Orient. En sanskrit, la racine « div » signifie briller ; elle donne Dyaus, dios et deivos latin. De même, les Upanishad foisonnent en images de l'ascension et de symboles solaires. Dieu y est appelé « Eclat et Lumière de toutes les lumières et ce qui brille n'est que l'ombre de sa brillance »... Le verbe préfigure la culture Dans la formation du peuple indou et sa culture, à travers ses variétés ethniques, linguistiques et religieuses, nous assistons à la fermentation de cette vision humaine qui touchera de son influence les grandes civilisations de l'Orient, à côté de celle de la Mésopotamie, une vision qui valorise le verbe et la parole comme moyen d'expression. Durand remarque que « constamment les textes upanishadiques associent la lumière, quelquefois le feu, et la parole, et dans les légendes égyptiennes, comme les anciens Juifs, la parole préside à la création de l'univers »... (op.cit.p.173). La culture, on l'a vu, est symbolisée par la lumière et le feu, et dans cette culture, comme on va le voir plus tard dans la vision islamique, le verbe préfigure la culture. Seulement, ce sont surtout les peuples nomades qui valorisent la parole, au détriment de la forme. A travers leurs migrations, les envahisseurs Indo-aryens ont créé une culture où prédomine le verbe. En outre, ils ont valorisé le mythe et le système monarchique, un système symbolisé dans le glaive et le sceptre, universalisé en Orient comme en Occident. Seulement, ils valorisent, comme tout peuple oriental, le voilé et le clos, des symboles contenus dans le régime nocturne, ainsi que dans les schèmes lunaires et chtoniens. Les textes de Rigveda dénotent de tout un mélange de réalité, de prières et de symboles : il y est question de l'invasion des Aryens et des guerres qu'ils ont livrées pour se fixer sur le sol indien. Les Aryens composés de bandes rivales, sont unis par leur croyance en Indra, dieu de la Guerre, impitoyable et sanguinaire qui exige l'extermination des peuples ennemis. Les hymnes de Rigveda nomment ceux-ci Dâsa ou Dasyu (esclaves) et parlent de leur peau sombre et de leur langage barbare. La conception indoue Seulement, depuis ses premiers balbutiements, la conception indoue a intégré la signification spirituelle, ou du moins le contenu spirituel dans l'expression culturelle. Toutefois, cette expression, dominée par la sensation et les éléments de la nature qu'elle considère comme forces et comme divinités, se manifeste en dehors de la raison, en dehors de tout contrôle rationnel, se donnant entièrement à l'imagination. Nous sommes « en présence de créations d'une imagination en plein fermentation, d'une imagination inquiète et tourmentée, capable seulement d'indiquer le chemin qui conduit vers le centre de l'art symbolique proprement dit », écrit Hegel (Esthétique, T. II, p. 45), une vision différente de celle de la Mésopotamie et de l'Egypte. La conception mésopotamienne a voulu défier les divinités et la nature, tout en créant un art ascensionnel et mouvementé, malgré les matériaux pauvres et périssables dont elle dispose, tandis que celle de l'Egypte ancienne reste statique dans son désir d'éternité, aidée en cela par son isolement au milieu du désert et la pierre, base de son art. Ce désir d'éternité devant la mort provoque l'idée d'une autre vie après la mort matérialisé par l'architecture souterraine. Cependant, dans les deux conceptions, la culture reste imprégnée par la nature ; les éléments de la nature, considérés comme forces, dominent encore la conscience ; les divinités ne sont pas entièrement anthropomorphes et humanisés, comme on le verra dans la Grèce antique, mais empruntent à la faune sa symbolique, sa puissance et ses attributs, s'incarnant dans l'art en monstres. Cette culture reste aussi imprégnée par les dogmes dictés par le prêtre et le roi. C'est une culture au service de la civilisation. En Inde, bouillonnante à travers le foisonnement des races, des langues et des mythes, les conceptions s'accumulent, s'entre mêlent, sans pouvoir se structurer, selon un équilibre rationnel. De là une vision fantastique s'élabore, engendrée par une imagination débordante, oscillant entre le rêve et la réalité, la vie et la mort, le positif et le négatif, entre les schèmes propres à la culture et les schèmes propres à la civilisation, sans jamais pouvoir s'assimiler en une structure homogène. De là, tout un mélange de contrastes.