En général, l'art, même dans son état primaire, reflète la société et l'époque qui l'ont engendré, et exprime leurs conflits, leurs espoirs et leurs horizons. On sait, par ailleurs, que la religion est en étroite union avec l'art ; elle l'influence, l'inspire parfois, à travers ses schèmes, ses symboles et sa vision, le forme et le développe, selon ses canons et ses codes. Comme les religions évoluent et se transmettent, sans presque jamais se calquer sur d'autres, les arts, aussi, évoluent, forgeant pour la société et l'époque une identité propre, des schèmes et des codes nouveaux, qui enrichissent la vision humaine.Mais ni la religion ni l'art ne sont seuls aptes à créer ou à transformer l'identité d'un peuple ; tout un dialogue millénaire, alimenté par les échanges commerciaux et culturels, les guerres et les conquêtes entre les peuples, la migration des races, des mythes, des religions et des rites à travers les continents, est supposé constituer pour chaque région du monde des caractéristiques propres, sans oublier les influences souvent fortes du climat et du relief, qui peuvent, dans certains cas, orienter des civilisations et des cultures. Il est vrai que le début de la civilisation a été distingué par les pays du croissant fertile ; mais déjà dans ces contrées on constate une nette différence entre la Mésopotamie et l'Egypte ancienne, cette différence qui va caractériser les peuples, les cultures et les arts de ces régions jusqu'à nos jours. Pourtant, ces deux régions presque voisines, dominées par une chaleur accablante, sont irriguées toutes les deux uniquement par des fleuves. La mouvance et le faste La Mésopotamie, grâce à ses peuples divers, à ses mythes aquatiques et cosmiques, à ses épopées qui tournent pour une grande part autour du Déluge et du désir d'une vie éternelle, grâce aussi à l'argile, matériau de base de son architecture ascensionnelle, est caractérisée par la mouvance et la fluidité de ses formes, qui apparaissent principalement dans la voûte, la coupole et les bas-reliefs, l'atrocité et le culte du pouvoir, qu'on verra réapparaître à l'époque abbasside, la lutte et le défi qui jalonnent toute l'histoire de cette région, symbolisés dans l'ascension apparue dans la ziggourat et les jardins suspendus.Elle est caractérisée aussi par le faste et la vie d'apparat dont sont entourés les rois et les dignitaires mésopotamiens et perses, les Sassanides puis les Khalifes abbassides. Ce faste fut introduit dans l'art de la forme à travers le revêtement, l'embellissement et l'ornementation ; il s'agit là de couvrir la médiocrité du matériau par des enduits précieux, comme ailleurs dans les lettres, et même dans la culture en général, il s'agit de compenser la fragilité et la pauvreté du contenu par la richesse de la forme et du style, d'où une tendance exagérée vers l'amplification, le gigantisme, la rhétorique, la métaphore et la création des mythes, le culte des mythes même. Et là, elle rejoint, sur ce dernier point caractéristique, l'Egypte. Une civilisation close L'Egypte ancienne est, au contraire, caractérisée par le statisme, l'immuabilité et l'homogénéité ; c'est une civilisation qui nie le principe du mouvement, une civilisation isolée, close, repliée sur elle-même, figée dans ses ordres, ses canons et ses mythes. Tout est clos en elle, son architecture est close, sa sculpture est compacte, sa peinture est figée, ses personnages sont hiératiques, selon des canons immuables.La pierre, dont sont composés la plupart de ses créations, a aidé l'artiste à concevoir les formes en démesure et en colossal. Le gigantisme et le compact sont le propre de l'art égyptien. Mais cet art, depuis sa naissance jusqu'à sa mort, est destiné au culte des morts ; c'est une civilisation de la mort, une civilisation qui conçoit la mort comme le commencement d'une vie éternelle. Ce culte de la mort et de la renaissance a favorisé en elle les mythes cycliques, symbolisés entre autres, par Râ et Osiris. A travers la conception des dieux en Egypte ancienne, on constate que sa mythologie se rapporte au Ciel-Père et au pharaon, dont l'ancêtre est Ménès, fils des dieux. Seulement, ces deux premières civilisations, la Mésopotamie et l'Egypte, ont des points communs : elles sont agraires, nourries par l'eau des fleuves, elles entourent leurs mythes par le mystère et l'énigme, tout en orientant l'art vers l'amplification et le gigantisme. Les deux concepts primordiaux Désormais, l'Orient, et même le monde, relié aux mythes de la Préhistoire, à ses rites et à sa culture, par ces deux premières civilisations, verra naître en lui des schèmes primordiaux, des mythes et des légendes, des substances de formes et d'expressions, des germes de structures politico-sociales, des embryons de visions, de notions et de thèmes globaux, tous basés sur l'union inconsciente, la lutte, la séparation puis l'assimilation consciente des deux grands concepts, le statique et le mouvant. Ces deux concepts, nés avec l'homme, dans l'homme, gouvernant la vie et le monde, sont conçus tout d'abord en une union spontanée et inconsciente chez les peuples dits primitifs, valorisés par la sagaie et la blessure, la droite et la courbe. En Mésopotamie, c'est la lutte qui prend le dessus, une désunion forcée des deux concepts principaux ; aux schèmes primordiaux transmis par la Préhistoire, vont se greffer ceux de la lumière et des ténèbres. Dans cette lutte entre le bien et le mal, entre la lumière et les ténèbres, le mouvant et ses schèmes se développent en une confusion grossière, selon des structures précaires. Les Mésopotamiens, et après eux, les Perses, ont créé une civilisation guerrière mais fragile, caractérisée par le sang et l'argile. Par contre, l'Egypte verra naître en elle le statique, concept de la conservation et des mythes cycliques, tournant autour du soleil et du Nil. A partir de ce concept pérennisé jusqu'à l'Empire Saïte, vont se former et se développer des schèmes épanouis en Byzance et dans l'art roman.L'art, qui suppose l'assimilation consciente du statique et du mouvant, du contenu et de la forme, qui suppose aussi la liberté consciente, l'authenticité et l'universalité, demeure là, sur ces terres, imparfaitement conçu, grossièrement formé, à cause de la symbolique qui l'étouffe et les canons qui le figent. Issu de la liberté instinctive, on le moule en Mésopotamie, en Perce, en Inde, en Egypte et en Byzance, pour qu'il serve la religion et le pouvoir, valorisant en lui le mouvant et la forme onduleuse, ou la statique et la forme compacte. L'assimilation consciente de ces deux concepts verra le jour en Grèce ; elle s'épanouira dans la civilisation islamique, déclinera après l'époque abbasside, pour renaître et embraser l'Europe par ses feux dans la Renaissance. Le Livre des Morts