L'occasion pour ALM de rencontrer l'une des voix les plus porteuses des lettres modernes tellement l'œuvre de l'auteur du «Jeu de l'oubli» a su prendre toutes les ramifications possibles pour épouser les contours des époques traversées par l'imaginaire du penseur. «Vivre ailleurs est pour moi une chance de voir avec recul ce qui se passe chez moi. Mais n'oubliez pas que mes attaches avec le Maroc et le Monde arabe ont toujours été très profondes». C'est de là que découle la force de son propos, toujours sans compromis. Comme dans «Vies voisines», l'un de ses derniers romans, où il est justement question de ce retour en arrière. Mais revenir sur une époque, aussi délicate à traiter comme les années 70 au Maroc, requiert plus de recul et un regard juste et dénué de jugements hâtifs. C'est le tour de force que réussit Mohamed Berrada. Il évite le pathos inutile, l'exagération pour aborder une période-clef de l'histoire récente du Maroc. Par contre, il multiplie les genres littéraires pour une belle mise en abyme de son propos. Résultat : plusieurs genres littéraires sont mis à contribution pour servir un roman aux consonances solides. On passe du roman au conte, de l'entretien aux lettres, du théâtre à la poésie, sans transitions, mais dans un mélange subtil de langue. «Vies voisines» de Mohamed Berrada fait la synthèse d'une écriture qui se joue des règles. L'‘écrivain ne s'encombre pas de procédés définis pour livrer ces trois histoires convergentes. Né à Rabat en 1938, Mohamed Berrada peut se targuer d'être l'écrivain marocain qui a parcouru plusieurs changements et mutations de la société marocaine sans pour autant transfigurer son approche littéraire. Mohamed Berrada est d'ailleurs le symbole du Maroc au Moyen-Orient. Aujourd'hui son œuvre est traduite en France depuis vingt ans par Actes Sud. Quand on parle du Maroc, loin des clichés, du folklore et du radotage pour touristes, le nom de Mohamed Berrada est le premier cité. Celui qui partage sa vie depuis de longues années avec Leïla Shahid, déléguée générale de Palestine à Bruxelles, après avoir longtemps occupé le même poste à Paris, est aussi très proche de la Palestine qui est cette année l'invité du salon du livre de Casablanca. Il connaît la politique mondiale, peut discourir sur les conflits qui secouent le Monde arabe, de la crise en Syrie et des guerres qui ont balayé tant de rêves chez les Arabes. D'ailleurs à la lecture de «Vies voisines», on a touché du doigt toute l'acuité d'un tel regard porté sur le Maroc et au-delà d'autres pays arabes. Dans ce roman, l'un des plus aboutis de l'écrivain, il mêle plusieurs procédés narratifs, à travers trois voix distinctes mais liées. Avec finesse, on pénètre dans la vie de Naïma, de Wariti et celle du fils de H'nia. Personnages réels ou fictifs, les trois ont cette force de nous inviter à jeter un œil sur le regard qu'ils ont porté sur leur époque. «Le thème essentiel de «Vies voisines» se dessine à travers des personnages prototypes qui constituent le tréfonds de la société et qui confrontent les transformations inexorables imposées par le temps, la société et l'angoisse de l'existence», explique Mohamed Berrada. En effet, avec juste ce qu'il faut de justesse et de distanciation, Mohamed Berrada nous ouvre les portes d'un univers trop connu de nous Marocains et pourtant si fuyant: l'histoire du Maroc des années dites «de plomb». Une période trouble, mais qui a servi à forger une conscience nationale. Mohamed Berrada résume le propos de son roman de manière symbolique : En musique le roman correspondrait à la chanson de Léo Ferré : «Avec le temps...» Mohamed Berrada se balade et nous fait balader à travers plusieurs vies. Tous ses destins finissent par entrer en collision. Ils deviennent au fil des pages trois voix qui se racontent leurs vies, leurs rêves, leurs espoirs, leurs peurs, leurs désirs enfouis. De fil en aiguille, c'est toute l'histoire d'un pays qui défile en filigrane. Le Maroc défile alors en grandes enjambées avec ses contrastes, ses schizophrénies, ses folies passagères, ses drames, ses espérances. Ces voisinages deviennent du coup un livre ouvert, un témoignage fort sur un monde que l'on croit avoir laissé derrière nous, mais que d'autres, vivant parmi nous, continuent de charrier dans leurs sillages. Pour les nostalgiques des années 70, il y a ici matière à faire le plein des émotions, à travers des situations humaines particulières. Pour ceux qui veulent lire dans ces vies voisines, un compte à régler avec les fameuses «Années de plomb», il y a aussi des éléments à se mettre sous la dent pour nourrir soit la rancœur, soit le besoin de tourner la page, après l'avoir lue.