Mardi 18 mars 2014. Ce matin, en me rendant au Congrès, le contingent des forces de l'ordre, et peut-être les yeux invisibles, me semble plus important. Des portiques sont installés devant l'entrée de la Place Rouge. Des barrières canalisent le flux de visiteurs matinaux. Quelque chose attire mon attention chez ces touristes du matin. Ils affluent en petits groupes et portent des drapeaux russes et des bannières à l'effigie de Poutine. Fête nationale? Evénement particulier ? Je n'ai pas le temps de m'attarder et poursuis mon chemin vers le lieu du Congrès tout proche. J'ai du mal à me concentrer sur les exposés. Mon esprit est tout à ce qui se passe dehors. À la première pause vers le milieu de la matinée, je me précipite vers la Place Rouge. De loin, j'aperçois l'entrée. Elle grouille de monde. Les drapeaux, cette fois-ci plus nombreux, flottent dans tous les sens. Une musique a empli l'air. Des files se sont formées devant les portiques. Les visiteurs sont filtrés un par un, lentement, minutieusement. Je presse le pas. Excité. Quelque chose d'inhabituel est en train de se passer. History is in the making. Parvenu près de la foule, je comprends les raisons de l'attroupement. En groupe, en famille, entre amis, les Russes sont venus célébrer les résultats du référendum de Crimée. Joviaux, ils m'invitent à partager leur joie. Qui que vous soyez, si vous êtes à la Place Rouge ce jour-là, c'est que vous êtes venu fêter la grandeur retrouvée de la Russie. Avide de vivre un rare moment d'Histoire, curieux d'approcher les russes dans un moment unique d'émotion collective, je me laisse emporter par le flux humain à l'intérieur de la Place historique. Elle est noire de monde, submergée par l'étendard blanc, bleu et rouge. Des écrans géants sont plantés aux quatre coins de la place. Une scène est dressée au milieu. Elle est occupée par une chanteuse. Probablement une star du pays. La foule est bonhomme. Les gens dansent, chantent, prennent des photos. Ils célèbrent le retour de la Crimée à la mère patrie. Ou son annexion ? Poutine observerait-il le spectacle de l'intérieur de son palais du Kremlin qui surplombe la place ? Au nombre de bannières qui portent son effigie, la mobilisation est de toute évidence faite à sa gloire. Son souffle est présent sur la place. Serait-il derrière l'organisation de la fête ? Curieusement, je ne vois pas de jeunes, et encore moins d'enfants. Juste des hommes et des femmes d'un certain âge. J'ignore pourquoi. Je n'ose demander. Je ne parle pas russe. Et je ne veux pas éveiller la curiosité à mon égard. Je sens le caractère un peu aventurier de ma démarche. Je me contente de sourire, fais mine de partager l'ambiance régnante. Je suis conscient de ma chance. Le destin m'a amené à vivre cet instant historique, au lieu de le voir à travers la lucarne de ma télé, dans mon lointain pays. Je suis perplexe quant à ce qui se passe dans cette région du monde après le référendum en Crimée. Autodétermination d'un peuple ? Annexion d'un territoire par une puissance ? Retour aux pratiques internationales du 19ème siècle ? Confirmation de la nature mégalomane d'un dictateur ? Correction d'une erreur de l'Histoire ? Après la Géorgie, la Tchétchénie, la Syrie, c'est angoissant. Je ne peux malheureusement pas m'attarder sur les lieux. Il fait froid. Le vent me pique le visage. Je m'arrache avec peine à ce spectacle qui tient en haleine le monde entier et préoccupe toutes les chancelleries, et retourne à regret au Congrès. Une surprise de taille m'y attend. Je tombe nez à nez sur mes amis Nigel et Sharleene de Trinidad et Tobago. Je n'ai pas vu Nigel depuis 2006, lors d'un séminaire à Turin. Passé les premiers moments d'émotion et la joie des retrouvailles, je leur parle de ma visite à la Place Rouge. À mon grand étonnement, ils m'apprennent qu'ils ont décidé d'écourter leur visite à Moscou. Ils repartent chez eux demain. Ils ne se sentent pas à l'aise. Ils suffoquent dans l'atmosphère ambiante. Ils ont peur. Leur look américain les dessert. J'essaie de les rassurer, leur raconte ce qui se passe à la Place Rouge, et arrive même à les convaincre d'y faire un tour. Ils acquiescent, à condition que je leur serve de guide, ce que je fais volontiers. Ils me suivent, mi curieux, mi appréhensifs. Une heure plus tard, ils me remercient de leur avoir fait connaître ce moment unique qu'ils n'auraient pas osé découvrir seuls. Mais le tour à la Place Rouge les a confirmés dans leur décision de quitter le pays des nouveaux Tsars au plus vite. Ont-ils raison ? Ou serais-je inconscient ? Je ne sais que penser, moi qui ai prévu de séjourner toute la semaine dans la capitale de Russie. Je brave le froid du soir avec Nigel et faisons un tour dans les alentours de l'hôtel. Très vite, nous devons abandonner nos velléités de ballade dans Moscou by night et décidons de regagner nos pénates. Je tente une dernière fois de persuader mon ami de revoir ses plans de départ, espérant le voir plus longtemps. Il me promit d'y réfléchir. Nous nous quittons, nous promettant de nous retrouver le lendemain. Dans ma chambre d'hôtel, je regarde les nouvelles du soir. Le monde est en effervescence. Les Occidentaux promettent des sanctions à l'encontre de la Russie, l'accusant de violer le droit international. Pendant ce temps-là le Parlement de Russie se prépare à ratifier le décret de Poutine rattachant la Crimée à la Russie. Je me sens devenir schizophrénique. Les congressistes du Global Entrepreneurship Congress parlent de start-up qui rendront le monde meilleur. La manifestation sur la Place Rouge semble être le prélude de turbulences à venir. Que penser ? Que croire ? À quoi s'attendre ? Cette nuit-là, j'essaie de trouver le sommeil, désorienté. Assisterions-nous à la Renaissance de l'Empire russe ? À suivre