Les prémices d'un voyage à l'étranger sont reconnaissables avant même de quitter chez soi. Elles commencent par l'obtention du visa. Le consulat général de la Fédération de Russie à Casablanca nous a accordé une écoute attentive et des formalités rapides. Avec le sourire en prime. Si, naturellement, je connaissais le but de mon voyage, j'étais cependant loin d'imaginer ce qui nous attendait dans le pays des nouveaux Tsars. Bien des amis n'ont pas compris que je me rende dans ce pays lointain, un jour de tension internationale. Mais la vie choisit souvent pour nous, n'est-ce pas ? Samedi 15 mars 2014. 20:10. Décollage du Boeing 737 de la Royal Air Maroc pour Moscou. Cool vol de nuit non-stop. Dimanche 16 mars 2014. Jour du référendum en Crimée sur un rattachement à la Russie. Arrivée à 6 heures du matin dans un aéroport sans âme. Des fonctionnaires encore endormis. Nous sommes les seuls arrivés. Il fait encore nuit dehors. Ciel nuageux. Alternance de pluie et de neige légère. Dans le taxi qui nous mène vers la ville, je vois les immeubles défiler. Mastoc. Comme si leurs architectes voulaient, ou avaient pour instruction, d'en imposer au regard par une démonstration de puissance. Arrivé à l'hôtel, je suis pressé de connaître l'opinion des Moscovites sur le référendum en Crimée. Un tout petit sondage me suffit. Je demande son avis à Mitri, le chasseur qui nous conduit à notre chambre. Fascistes ! me répond-il à propos du nouveau pouvoir à Kiev. La messe est dite. Après une matinée de repos, nous commençons par le must de tout visiteur fraîchement débarqué à Moscou. L'incontournable ballade dans la Place Rouge. Le lieu est encore hanté par les fantômes de Staline, Kroutchev, Kossyguine, Podgorny, Brejnev, qui trônent de leurs statures du haut du Mausolée de Lénine, sous les remparts du Kremlin. Immobile au milieu de la place, je suis submergé d'une rare émotion. Comme si je découvrais ce lieu mythique pour la première fois. Les scènes de la Guerre froide défilent devant mes yeux, comme si c'était hier. Depuis la Place Rouge, la capitale de l'empire soviétique faisait trembler le monde ! Aujourd'hui, ce lieu mythique abrite ou jouxte des monuments chargés d'histoire : le Mausolée de Lénine, le Kremlin et la basilique Saint-Basile-le-Bienheureux aux bulbes féériques. Esplanade de 52.000 m² réservée exclusivement aux piétons, la Place Rouge était déjà au centre de la vie publique au XVème siècle dans la mesure où on y organisait les cérémonies officielles, on y donnait lecture des oukases, et on y rendait la justice. Au XVIIème siècle, elle devient la Place Rouge (Krasnaïa), une couleur qu'elle doit ni aux briques rouges environnantes ni à la couleur fétiche du communisme. Car la traduction exacte de son nom russe est la «Belle Place». Plusieurs villes russes comme Souzdal, Lelets, ou Pereslavl-Zalesski ont d'ailleurs leur «Place Rouge». Au milieu des touristes, pour la plupart locaux, de nombreux agents en uniforme, et de bien d'autres agents invisibles, nous faisons une rencontre inattendue avec un couple français. Leur échange dans la langue de Molière ne pouvait m'échapper au milieu de la marée de Slaves qui déambule devant l'église Saint-Basile-le-Bienheureux. Je m'immisce dans leur conversation. Norbert et Valérie sont heureux de deviser avec des francophones. Curieux ce que peuvent échanger des étrangers qui viennent de se connaître à peine. Nous refaisons le monde en quelques minutes. Moi qui pensais connaître tout de la politique française, j'en suis pour mes frais. Le couple m'apprend qu'il est devenu difficile de dire ouvertement ce que l'on pense dans le pays de «Liberté, Egalité, Fraternité», sans être taxé d'être anti-ceci ou anti-cela ! Sous le pouvoir sociodémocrate ! Je demande s'il y a une alternative. La droite n'est pas meilleure me répondent-ils. Et l'avenir ? Ils n'en voient pas. Juste devant le Palais du Kremlin, une femme russe manifeste, seule, un panneau à la main avec la photo de Poutine agrémenté de poils drus et de crocs de diable, sous les yeux goguenards des nombreux policiers qui peuplent la place ! Qui a dit que l'on ne pouvait pas s'exprimer librement au pays des nouveaux Tsars ! La nuit tombe rapidement sur Moscou. Des trottoirs tristes longent des immeubles imposants. Nous n'osons pas nous éloigner des alentours de l'hôtel. Pas de café où s'attabler. Nul restaurant accueillant. Ou alors, il faut les chercher. La signalétique et les noms des rues sont indéchiffrables pour nous. Nous ne parlons pas russe. Bizarrement, il nous semble voir l'œil de Big Brother à chaque coin de rue. Au moins, la sécurité règne. Le froid nous chasse des rues déjà désertes. Nous décidons de fuir le vent qui gèle les oreilles, meurtrit les narines, et assèche la peau du visage, pour nous réfugier dans l'hôtel situé juste à deux pas de la Place Rouge. Dans le hall de réception de l'hôtel, les agents de sécurité nous semblent plus nombreux que les clients. La tension est palpable dans l'air. Difficile d'aborder le seul sujet qui me préoccupe avec qui que soit. Ce qui se passe en Crimée. Il ne reste plus que la télévision pour passer la soirée, combattre le décalage horaire, et se tenir au courant de ce qui agite le monde. L'issue du référendum en Crimée, quant à elle, ne fait pas de doute. L'Histoire est en train de bégayer. Peut-être de se réécrire. À suivre