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Entretien avec M. Aboulkacem El Khatir, chercheur anthropologue à l'IRCAM : «Les nations sont le produit ou le résultat d'un processus de construction»
Publié dans Albayane le 30 - 01 - 2011

M. Aboulkacem El Khatir, dit Afoualy, est né à Tamoult en Anti-Atlas en 1969. Il est titulaire d'un doctorat en anthropologie à l'Ecole des Hautes Etudes Sociales à Paris. Ses centres d'intérêt focalisent sur les modalités opératoires des mouvements de construction identitaire, les transformations sociales et les pratiques culturelles ainsi que les pratiques scripturaires en milieu amazigh. Il est également poète et créateur. A son actif, un roman et deux recueils de poésie amazighe. Entretien. Que représente l'écriture pour vous ?
Le fait d'écrire et de diffuser l'écrit est un acte significatif et fondamental, il participe à la stratégie politique de certaines dynasties qui ont marqué l'histoire du pays. Mais, à partir du XVIe siècle, le changement des idéologies légitimant l'accès au pouvoir politique et l'apparition d'autres habits symboliques et mythes mobilisateurs ont écarté progressivement cette pratique scripturaire de la sphère du pouvoir central, pour être adoptée et utilisée par les marabouts dans des actions sociales et éducatives localement circonscrites. Notons au passage que l'un des derniers qui avait recours à cette technique d'écriture comme instrument de prouver et d'affirmer des statuts et des positions est le célèbre savant et salafiste Mohamed Mokhtar as-Soussi. Il avait écrit et traduit en amazighe quand il s'est engagé dans une compétition confrérique suite à la mort de son père Hajj Ali Derkaoui, le fondateur de la zaouïa derkaouia à Ilgh. C'était avant d'abandonner l'ambition confrérique et de s'engager dans la voie de la science. Peut-être même l'échec de conquête politique qui a déterminé ce choix ou, plutôt, cette fuite alternative. Il est à souligner aussi que le fait d'écrire en amazighe n'a pas pâti de la mise en route du Protectorat français et la mise en place des nouvelles hiérarchies linguistiques. Notons à titre d'exemple la contribution de certains lettrés (comme Lhsn El Bounâmani (ancien pacha d'Agadir), Brahim El Kounki), entrés en contact avec les explorateurs et scientifiques occidentaux et engagés comme informateurs ou collaborateurs, à la collecte des matériaux oraux et la rédaction de descriptions géographiques et ethnographiques d'une valeur inestimable dans l'une des variantes de la langue amazighe.
Il en résulte que l'écriture a toujours existé et elle occupait des fonctions réelles dans les sociétés amazighes. Elle se caractérise par sa continuité historique et ses capacités d'adaptation aux contextes d'usage différents. Elle n'est pas une activité nouvelle et récente, mais elle commence à revêtir d'autres fonctions et sous des formes scientifiquement développées et obéissant aux nouvelles connaissances acquises dans les domaines de la linguistique et de la didactique, elles-mêmes adaptées aux enjeux et aux exigences du nouveau contexte politique.
Revenons au nationalisme que vous avez évoqué au départ, comment appréciez-vous l'usage qui est fait de l'histoire dans le champ politique national ?
Pour mieux saisir l'usage de l'histoire dans le champ politique national, il importe de dire quelques mots sur la place de l'histoire et des historiens dans les processus de fabrication des identités nationales. Il est incontestable, depuis le développement des études sur le nationalisme dans le champ des sciences de l'Homme, que les nations sont le produit ou le résultat d'un processus de construction. Bien que la nation se présente dans le discours des nationalistes, appuyés parfois par des historiens et des intellectuels qui les cautionnent, comme entité sociale historique et immuable, elle n'existait pas auparavant et ne saurait pas réveillée, comme la belle au bois dormant, à la conscience historique sous l'effet d'un facteur déterminé. Les nations comme l'enseigne toute une tradition anthropologique et historique (Gellner, Smith, Anderson, Thiesse, Hobsbawm) sont une réalité moderne, elles appartiennent à une période particulière située et historiquement proche et liées à un type d'Etat scientifique et territorial. Elle est une nouveauté, pour reprendre ce terme de Hobsbawm. Elle est le produit d'un travail conscient et d'une révolution idéologique et culturelle, accompagnée d'un processus d'imposition de l'homogène pour faire adhérer les groupes sociaux présents sur le territoire d'action à l'identité historique et culturelle « élue » et « prête » à être diffusée et généralisée à cet ensemble « national ». C'est ainsi qu'il est plus sérieux et objectif, quand on parle des identités nationales, de commencer par la conception ou la construction de l'idée de nation que par les réalités objectives que présentent les groupes et les terroirs que couvre l'étendue territoriale de la projection nationaliste. La construction de l'identité nationale, nous rappellent Thiesse et Hobsbawm, relève plus d'un postulat, souvent en total contradiction avec les réalités objectives. En d'autres termes, la nation n'existe que quand un groupe d'hommes et de femmes, qui constituent une minorité agissante, sont unis dans une conjoncture historique favorable et affirment son existence et tentent de le prouver. C'est dans ce cadre que se déploie tout un effort d'invention et de production. Les nationalistes avec les intellectuels, les idéologues et les historiens, acquis à leur cause, forgent des symboles, inventent des héros et des ancêtres historiques ou imaginaires et instituent des événements et des rites pour faire adhérer les individus à cette nouvelle loyauté politique. C'est dans ce contexte qu'on peut comprendre que l'élaboration du postulat du départ, donc de l'image qu'on se fait de la nation, mobilise l'histoire ou une certaine conception de l'histoire pour édifier les mythes fondateurs de l'origine affirmée. Elle entend imposer des ancêtres communs à des groupes différents et à orienter les événements de l'histoire, même s'ils s'inscrivent dans des contextes différents et contradictoires, dans une perspective de continuité historique de cette nouvelle entité qui est la nation. C'est pourquoi le processus d'invention des symboles pour créer les liens d'allégeance à cette nouvelle forme de légitimité politique s'accompagne souvent d'un discours idéologique portant sur l'histoire ou inventant l'histoire.
Dans le cas du nationalisme marocain, nous pouvons rapidement distinguer entre deux moments fondamentaux. Le premier est caractérisé par la production des symboles et leur mobilisation autour de la nation (intégrité, trône,..), il est consacré pour utiliser d'autres termes à l'habillement de la nation par ses éléments extérieurs. Le deuxième moment se distingue par cette hantise de l'arabité et qui cherche à faire du Maroc un pays arabe. La lecture d'un mémorandum envoyé au Caire pour que le Maroc soit considéré comme un membre de la Ligue Arabe en 1944 illustre beaucoup cette orientation. Il synthétise les ingrédients de la fabrication du mythe de l'origine arabe du pays et présente certains traits de l'orientation des événements historiques du pays pour prouver cette identité affirmée, pour mettre en scène son origine et sa continuité historique. Les Marocains ne se présentent plus comme « nous les Arabes sauveurs » et « les Berbères à sauver » des années 1930 lors de l'instrumentalisation consciente et pragmatique de la promulgation du dahir sur l'organisation de la justice coutumière, devenu dans la formation discursive nationaliste « dahir berbère », ils se présentent désormais comme des Arabes, forgés historiquement par l'action de l'Islam et de la langue arabe.
Mais le postulat peut avoir des effets négatifs en créant ou en attisant des luttes symboliques ou réelles sur les signes et les origines choisis. Il créé, surtout quand il est fondé sur une préférence ethnique dans un pays pluriel comme le Maroc, des conflits de mémoires et des origines. C'est ici que se situe la mobilisation culturelle amazighe qui entend déconstruire les mythes fondateurs de l'identité nationale élaborés dans un contexte précis, réhabiliter la mémoire occultée et revendiquer le droit de cité à la langue et la culture amazighes niées durant le processus de construction nationale.
Il apparaît dans ce qu'on vient de dire que l'usage de l'histoire comporte des dimensions plurielles et suscite des réactions différentes. A cet égard, sa mobilisation politique génère dans certains situations la réaction des historiens soucieux de préserver l'objectivité et la scientificité de leur discipline pour ne pas être piétinée par l'action subjective et circonstancielle des politiciens et des idéologues. C'est dans ce cadre que situent et la réaction de certains historiens français actuels qui ont manifesté leur inquiétude après le vote sur l'aspect positif de la colonisation et l'action de Gérard Noiriel, un des historiens de l'immigration, qui a créé un Comité de Vigilance face aux Usages publics de l'histoire ; il entend par son action prévenir et s'opposer à l'utilisation de l'histoire afin de « cautionner » certaines tendances politiciennes. Comme on peut assister, même si la comparaison est un peu délicate, à des dérives spectaculaires comme celle d'un chercheur en histoire qui s'est permis d'évoquer au nom de « l'histoire » ou, du moins, de certaines sources historiques et sans analyse critique, l'origine yéménite des Amazighes. Cette hypothèse désuète qui n'est pas seulement controversée parce qu'elle est produite dans un contexte historique et politique déterminé et réactualisée pour des fins idéologiques nationalistes bien qu'elle ne s'appuie sur aucun argument scientifique en dehors des « anecdotes » des historiographes de l'époque islamique, pour reprendre cette image d'Ibn Khaldoun, elle s'oppose même au projet de réhabilitation et de réparation que porte le champ institutionnel où nous sommes impliqué et aux attentes de l'environnement social et culturel de celui-ci.
Qui dit nationalisme dit transformations, quel est l'impact de la formation de l'Etat-Nation au Maroc sur les comportements sociaux en milieu amazighe ?
Je sais que j'ai pris beaucoup de votre temps et de l'espace matériel réservé à ce genre d'entretien, et malgré que la question qui reste soit aussi importante que les précédentes je me dois de résumer et de vous épargner l'effort de trouver une issue convenable à la situation dont nous nous sommes trouvés. Pour répondre rapidement à votre question, je peux dire que le nationalisme n'est pas uniquement le produit des changements sociaux, il génère à son tour des transformations qui affectent les différents niveaux de la société. Partant d'abord du fait qu'il opère un changement dans le rapport entre l'Etat et la culture, il établit une hiérarchie entre les cultures dans un espace politique. Il sépare entre les cultures réussies et les cultures vaincues, entre les cultures légitimes transformées en normes de construction nationales et d'autres niées et vouées à la disparition. Il va sans dire que l'accès du Maroc au statut de l'Etat national après son indépendance politique est accompagné de transformations profondes. La construction de l'espace public s'est fait sans et au détriment de l'amazighe. Au-delà des effets négatifs sur les prédispositions des personnes à s'approprier leur culture et à afficher leur identité compte tenu de l'instauration de nouvelles valeurs et les processus de stigmatisation qui les soutiennent et les entretiennent, les processus de l'imposition de l'homogène comme principe fondateur de la construction de l'Etat national ne peut qu'affecter les structures chargées auparavant du maintien et de la diffusion des pratiques culturelles amazighes. La mise en place des institutions étatiques pour la mise en œuvre de cette construction structurées autour de la langue arabe et de la culture qu'elle véhicule et de l'héritage de l'administration résidentielle fondé sur la langue française a engendré le recul de ses espaces de diffusion. L'accélération de l'immigration des ruraux et leur installation temporaire puis définitive dans les villes mettent en cause le phénomène de la transmission culturelle. Au-delà, le quadrillage administratif et le développement socioéconomique des unités de base de l'organisation sociale traditionnelle des communautés amazighes introduisent d'autres modes de vie et altèrent les mécanismes du maintien et de la transmission des pratiques culturelles. Les formes des mutations survenues après la réussite politique du nationalisme au Maroc sont nombreuses et leur impact sur les sociétés amazighes est profond et multidimensionnel et ce lieu ne permet pas de détailler toutes les péripéties. Pour résumer, je peux dire que les sociétés amazighes ont connu des changements significatifs et ont obéi à des lois de l'éradication des particularismes comme un grand nombre de cultures de l'humanité soumises à la logique dévastatrice des normes nationales, mais, compte tenu des conditions particulières de la construction nationale marocaine et de la dynamique de ces sociétés, elles ont développé des mécanismes de résistance engendrant de nouvelles pratiques et des formes de productions culturelles et d'actions de revendication.
Votre dernier mot.
iggut sul mad ittuynnan, ad t najj i tmlda yadn Beaucoup reste à dire, pour la prochaine occasion.


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