Par Ahmed Massaia Je respire mal dans mon pays bienaimé. Je respire mal quand je vois que la culture dans mon pays souffre du délaissement, voire de l'incompétence, de la médiocrité et de l'impunité de la part de ceux-là mêmes qui sont censés le nourrir et lui donner une place de choix dans nos stratégies de développement. Le développement de la personnalité humaine avant tout. Le cas du théâtre est des plus significatifs dans ce délaissement systémique malgré les pleurs et les supplications. Devant cette crise endémique que vit notre théâtre depuis quelques années (et pas seulement depuis l'apparition du Covid), le ministre de tutelle essaie de noyer le poisson en proposant des solutions qui, à notre avis, sont, le moins qu'on puisse dire, expéditives voire absurdes et irréalisables. Le leitmotiv dont se targue notre nouveau ministre (sans doute de bonne foi) n'est autre que ce concept séduisant, en phase avec la modernité, qu'est « l'industrie culturelle », ce concept surgi des profondeurs stratégiques des pays dont la suprématie culturelle sur le reste du monde n'est plus à démontrer. Pour monsieur le ministre, en effet, en se constituant en entreprises culturelles qui s'appuyeraient sur l'offre et la demande, qui compteraient sur la participation du public, sauverait la création théâtrale de l'abandon et de « la crise cardiaque ». Joli pronostic ! Je veux bien le croire! C'est un objectif que tout le monde appellerait de ses vœux. Mais, monsieur le ministre est-il au courant de la désaffection chronique de nos salles de théâtre ? Lui a-t-on dit ( ces conseillers qui n'ont même pas pu faire vivre une infrastructure, la seule dans la capitale du Royaume, mais là c'est une autre affaire) que le public n'accourt aux salles de spectacles qu'à coup d'invitations, que la meilleure des troupes de théâtre ne peut donner deux représentations successives dans la même salle, que le public n'est pas une génération spontanée et qu'il faille d'abord l'inventer et qu'à défaut d'éducation artistique pour que le théâtre devienne un besoin pour qu'il puisse passer au guichet et financer par conséquent la création théâtrale, on ne pourrait prétendre à un meilleur développement de cette expression aristique qui nécessite beaucoup d'investissement. Pas seulement financier mais stratégique surtout. Le théâtre, monsieur le ministre, est un service public. Il est du devoir de l'Etat de le soutenir financièrement, pédagogiquement et structurellement. Ceci n'est pas un secret de polichinelle. Vous en êtes sûrement conscient. Je me demande seulement pourquoi cette politique de l'autruche alors que tout le monde voit bien que l'activité théâtrale se réduit en peau de chagrin pour ne pas dire qu'elle s'amenuise jusqu'à l'extinction. Mais ne vous en faites pas, le théâtre ce Phénix renaît toujours de ses cendres. Cependant, monsieur le ministre, je comprends parfaitement votre propension à colmater les brèches, vous autant que vos prédécesseurs ( du moins les trois derniers) et à vous désengager du temps qui passe. Car, il faut le reconnaître, vous savez que vous avez en face de vous une corporation (orpheline et éclatée) qui applaudit sa propre mort et congratule ceux qui la regardent par le trou de la serrure. On leur donne le micro, ils se plaignent, se lamentent sur leur sort tout en applaudissant vos propositions « sages » et « courageuses ». J'ai entendu et vu sur les réseaux sociaux des artistes implorer monsieur le ministre en le sollicitant d'intervenir car le théâtre est en train de mourrir. J'ai eu pitié pour ces nombreux jeunes pleins d'espoir, aveuglés par cette sécheresse chronique d'un art que l'on désigne pourtant comme « vivant ». Le théâtre ne meurt pas. Millénaire et omniprésent dans toutes les sociétés humaines pour peu qu'on sache l'entretenir par une politique idoine de la part des pouvoirs publics et par la passion qui devrait animer ceux et celles qui l'ont choisi comme métier. J'ai entendu des « stars » se perdre dans des congratulations pour ces décisions « revigorantes » que monsieur le ministre a prises. Est-ce par ignorance des vrais enjeux de la création théâtrale ou par obséquiosité maladive dont nous sommes les chantres. Est-ce qu'on est conscients des répercussions de ces décisions conjoncturelles qui sont loin de résorber les vrais problèmes du théâtre marocain ? On se contente du peu et on marche la tête baissée et le front étroit vers le superfétatoire. Comment peut-on applaudir une solution qui consiste à acheter 60 spectacles pour la télévision alors qu'on sait tout le mal que peut causer l'enregistrement d'un spectacle de théâtre tant sur le plan esthétique que pour l'éducation artistique des spectateurs. Ne voir en cette opération que son aspect financier (le seul depuis deux ans) est la preuve que le théâtre est avant tout malade de ses propres faiseurs. Je viens de passer une dizaine de jours entre Paris et Marseille où, malgré une pandémie des plus terribles, les théâtres sont ouverts, le public est au rendez-vous, les compagnies théâtrales répètent et montent toujours leurs spectacles. J'ai vu cinq spectacles dans des théâtres à jauge réduite certes mais le théâtre continue à faire le bonheur autant des hommes et femmes de théâtre que de leur public. L'art du théâtre est une activité pérenne, quotidienne, pour les acteurs qui doivent entretenir cette flamme qui anime leur corps et leur esprit, pour les metteurs en scène qui quotidiennement sont à la recherche des images et des situations les plus insolites, la production continuelle du sens, pour les techniciens, ces magiciens de l'agencement des objets, de la lumière et des sons, pour ces dramaturges enfin qui doivent faire vivre le théâtre par les mots... et les silences.