Ancien ministre de l'Emploi et des Affaires sociales, Abdeslam Seddiki décortique le processus de libéralisation du dirham, ses origines et les impacts attendus. Pour lui, s'il s'agit, pour le Maroc, d'une suite logique de l'ouverture économique. Il n'en demeure pas moins que la vigilance s'impose. Explications. HuffPostMaroc: Pourquoi la libéralisation du dirham fait-elle peur? Abdeslam Seddiki: La question de la flexibilité du dirham ou son flottement à terme est à la fois technique et politique. Technique, parce qu'elle relève des mécanismes monétaires qui sont par définition trop complexes. D'ailleurs, les problèmes monétaires représentent la bête noire des économistes. C'est aussi une question éminemment politique et sociale, parce qu'elle suscite des répercussions sur les plans économique, social et politique. S'agit-il d'un passage obligé? Pourbien saisir les choses, il faut rappeler le processus depuis son déclenchement. Le Maroc a opté pour un processus de libéralisation de son économie, depuis les années 90. Cela s'est traduit, entre autres, par l'adhésion à l'OMC (Conférence de Marrakech 1995), la signature d'accords de libre-échange avec l'UE et les USA, le Quadra d'Agadir, et bien d'autres accords. C'est une logique de libéralisation qui a été amorcée. Selon l'angle de vue d'une école de pensée, je peux partager ou ne pas partager, mais la libéralisation du taux de change s'impose pour qu'il soit en harmonie avec l'orientation générale. C'est un passage obligé et c'est ainsi que le présentent les responsables. Sommes-nous prêts à sa mise en application? Malheureusement, il n'y a pas de concordance entre la logique théorique et sa traduction sous forme de modélisation et la logique sociopolitique, celle du terrain, qu'on ne peut pas mettre en équation. C'est la raison pour laquelle des problèmes émergent au niveau de la mise en application. Au départ, le dirham était aligné au dollar. Puis, en 2011, on a créé le panier de cotation avec 80% de la valeur du panier pour l'euro et 20% pour le dollar. Et en 2015, on a revu le panier de cotation : 60% pour l'euro et 40% pour le dollar. Déjà, en cette année-là, beaucoup d'observateurs ont estimé que nous avions entamé le processus de flexibilisation du dirham. Cette révision du panier de cotation, qui avait augmenté donc la part du dollar, a coïncidé avec un cours du baril au plus bas. Ce qui n'a pas impacté le coût de nos importations des hydrocarbures. Et cela a permis de digérer facilement ce passage. Suite à cet optimisme de 2015, la décision a été prise d'entamer ce processus de flexibilisation du dirham à partir de janvier 2017. Toutes les conditions auraient alors semblé réunies pour y arriver. Comment s'explique, pour vous, le report de l'entrée en vigueur de cette flexibilité du dirham? Le report s'explique, à mon avis, par trois raisons. La première réside dans le fait que les opérateurs économiques ont exprimé, à juste titre, une certaine inquiétude. On n'a pas demandé leur avis parce qu'il ne s'agit pas ici de dévaluation où il est question d'éviter la spéculation. Et comme disait Abderrahman El Youssoufi, «le remaniement ministériel est comme la dévaluation, on ne l'annonce pas avant sa mise en application». La deuxième raison, pour moi, est que les banques n'ont pas joué entièrement leur rôle. D'ailleurs, le wali de Bank Al Maghrib a critiqué certaines d'entre elles qui n'ont pas hésité à procéder à des spéculations sur le dirham. Et, en troisième raison, c'est le climat social qui n'est pas favorable, notamment par rapport aux événements d'Al Hoceima. Entamer ce processus maintenant est comparable à verser l'huile sur le feu gratuitement. Donc, la sagesse a imposé le report. Comment, une fois lancée, se déroulera cette flexibilité du dirham? Je voudrais préciser, ici, que ce processus est progressif. Il devra s'étaler sur 15 années avant d'arriver au flottement, c'est-à-dire, à la libéralisation totale du dirham. Le cours sera alors déterminé par le mécanisme de l'offre et de la demande. On va ainsi progressivement élargir la bande de variations jusqu'à l'ouvrir complètement. Dans certains pays, cela a marché, mais dans d'autres, ce n'était pas le cas. Le pays le plus proche géographiquement de nous et dans lequel cette libéralisation n'a pas marché est l'Egypte. Ce dernier a vécu une catastrophe à cause de la chute de 50% de la « Livre ». En revanche, la Pologne est, en seulement 9 années, le pays qui a le mieux mené ce processus. Mais il faut souligner que la structure économique de ce pays n'est pas similaire à celle du Maroc. La Pologne est un véritable pays émergent qui réunit un certain nombre de facteurs, dont le fait qu'il soit membre de l'UE. À quoi devrait-on s'attendre dans 15 ans? Au Maroc, des efforts ont été déployés, notamment dans la remise à niveau de notre système productif. Mais il n'en demeure pas moins qu'on reste dépendants de secteurs qui sont dans l'informel. Nous avons également un tissu de PME qui reste fragile, donc très vulnérable au choc interne et externe. Tout cela dicte la prudence. Il y a des variables qu'on ne maîtrise toujours pas et ce, même dans les grandes puissances. Des scénarii? On peut avancer deux scénarii. L'optimiste serait de dire que tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes imaginables. Notre pays arrivera au stade de l'émergence à partir de 2020, le secteur industriel sera performant, le baril du pétrole stabilisé autour de 60/70 dollars et pourquoi pas, la découverte du pétrole et/ou du gaz au Maroc... Le pessimiste est lié surtout au risque de l'emballement du cours du baril, même si c'est difficilement envisageable à l'heure actuelle, à plus de 100 dollars. S'y ajoutent la récession économique durable chez nos partenaires, le tassement des transferts en devises, etc. Le politique ne doit pas verser dans l'optimisme béat, ni dans le pessimisme mortel. Il doit être entre les deux et naviguer. Le pilotage d'un pays, c'est prendre en considération les changements et les clignotants afin de mieux s'adapter. Le Maroc a des moyens pour se prémunir. Je suis optimiste de nature, mais la prudence doit être de mise. Qu'est-ce qui inquiète au juste les opérateurs? Dans le discours de Bank Al Maghrib, on parle de cibler l'inflation pour qu'elle soit cantonnée dans la limite de 1,5% ou 2%, mais on ne donne pas les mesures d'accompagnement pour atténuer le choc. D'autant que lorsqu'on entame le processus de flexibilité, on ne peut pas faire marche arrière. Cette question inquiète les opérateurs et les citoyens. Est-ce qu'on risque une fuite des capitaux? Cela est possible. Il y a beaucoup de moyens de compensation. Ceux qui veulent le faire trouveront le moyen de le faire. Dans ce processus de flexibilité, on table plutôt sur l'un de ses avantages, celui d'attirer les capitaux pour investir dans un pays stable, mais pas l'effet inverse. On doit créer les conditions de confiance et garder celle-ci auprès des citoyens et de nos partenaires. Si non... le bateau va chavirer. Leila Hallaoui