Le Ramadan est une aubaine pour marquer une pause et cogiter sur des sujets qui nous titillent, tel est le sens que le cinéaste Saâd Chraïbi donne à ce mois particulier. Le seul hic, c'est la programmation tv qui laisse encore à désirer durant le carême, souligne-t-il. Quant à sa perception de la société marocaine d'aujourd'hui, Saâd Chraïbi met en garde contre la dissolution des principes de sociabilité au profit de l'ancrage de l'individualisme. Propos. 1- Que représente pour vous l'ambiance spirituelle et sociologique que procure le mois sacré du Ramadan ? Sur le plan spirituel, elle représente une période de réflexion qui permet de faire le bilan antistress de l'année, puisque l'activité des gens ralentit sensiblement et de méditer sur des sujets que le quotidien effréné ne permet pas de faire tout au long de l'année. Sur le plan social, l'observation oblige à constater combien les gens prennent la période du jeûne comme prétexte pour faire exploser leur colère interne vis-à-vis des autres et d'imposer à leurs activités une nonchalance manifeste qui fait disparaître le sourire et les amabilités pour céder la place à des comportements à la limite de la schizophrénie. 2- Comment vous organisez vos journées durant ce mois ? Les soirées ramadanesques sont propices aux rencontres de tous genres. Avez-vous le souvenir de quelque chose qui vous a marquée durant l'une d'entre elles ? Pour le programme de la journée, cette année est un peu particulière, puisque j'ai commencé le montage de mon film et je passe donc mes journées en face de la table de montage. Quand aux soirées, elles sont rythmées par les rencontres familiales et amicales d'un côté, et par la participation aux activités culturelles et artistiques qui s'organisent dans la ville, notamment celles de la coalition marocaine pour l'art et la culture, dont je fais partie. 3- Etes-vous de ceux qui laissent apparaître des sautes d'humeur durant la période du jeûne ? Pourquoi ? Justement non. Puisque je reproche à beaucoup de gens d'avoir cette attitude qui, à mon sens, ne peut être justifiée par le simple fait qu'on jeûne. Il arrive pendant l'année qu'on doive travailler dans certaines situations toute la journée sans avoir le temps de manger, et pourtant on ne s'en plaint pas !! Nous savons que le corps humain peut s'adapter à toutes les situations et peut supporter une période de privation sans être totalement déséquilibré, alors pourquoi invoquer Ramadan pour justifier les sautes d'humeur ? 4- Quelle appréciation portez-vous sur la programmation Tv sur les chaînes nationales ? Etes-vous d'accord avec ceux qui estiment que le niveau esthétique et professionnel des sitcoms pêche par son indigence pour ne pas dire sa médiocrité? A qui incombe la responsabilité de cette situation ? Chaque année, je me dis que le cru de l'année prochaine sera meilleur et chaque année c'est la même déception. C'est à croire que nous n'avons plus de créatifs, ce que je réfute complètement. Je pense que plusieurs facteurs participent à ce non renouvellement du contenu et de la forme des sitcoms et qui font que chaque année on se dit c'est du déjà vu. D'abord la période de réflexion et de préparation qui se fait souvent à la dernière minute, c'est-à-dire un mois ou deux avant Ramadan, ce qui ne laisse objectivement pas le temps de bien penser aux sujets, de bien les écrire, de bien les préparer et de bien les tourner. J'avais proposé aux directeurs des deux chaînes de télévision de constituer à la fin de chaque Ramadan une cellule d'évaluation des programmes précédents et de réflexions sur les programmes de l'année suivante. De chercher les sociétés de production aptes à les faire et de leur confier la commande un an avant. Cette démarche permettra de mieux les concevoir et de mieux les réaliser. Par ailleurs, les audimats réalisés indiquent que le taux de suivi de ces émissions est élevé, ce qui encourage les chaînes à reprendre les mêmes et à refaire la même chose. C'est à croire, selon eux, que le goût artistique des Marocains doit stagner et donc forcément reculer. Alors que l'opportunité de cet audimat élevé doit inciter à améliorer ces émissions. 5- Quelles sont vos lectures préférées durant ce mois sacré ? Aucune de particulière, en ce moment je suis en train de lire un livre reposant qui parle de l'expérience d'un Français ; Mathieu Ricard, qui a passé 12 ans avec les moines du Tibet et qui raconte une expérience fabuleuse à propos de la façon avec laquelle on peut se réconcilier avec soi et avec le monde. Le livre s'intitule «plaidoyer pour le bonheur». 6- Quel regard portez-vous sur le paysage médiatique marocain : presse écrite et audiovisuelle ? Répétitif. Ronronnant. J'ai fait une expérience pendant la période du tournage de mon film qui a duré cinq semaines et durant laquelle je n'avais pas le temps de lire les journaux quotidiennement et je me suis rendu compte que rien d'essentiel ne m'avait manqué ou échappé !! 7- Qu'est-ce qui a changé dans la société marocaine ? Les mécanismes de sociabilité qui ont permis de perpétuer les fondamentaux de la personnalité marocaine fonctionnent-ils toujours ? Je crois que l'évolution de notre société, malgré les signes de développement économique que dégagent les chiffres officiels avancés, est en train de s'individualiser aux dépens des ciments communaux qui ont toujours soutenu les gens entre eux, face au manque de moyens pour mener une vie décente, que ce soit aux niveaux familial, amical, de voisinage, de groupes sociaux ou professionnels, partout la notion de solidarité et de soutien s'effrite et laisse la place à l'appât et à la recherche du gain facile et individuel. Ce qui favorise une évolution hypothétique et éphémère de l'individu et handicape sérieusement celle du groupe et de la société.