«Il faut que l'œil soit très vif pour percer le masque noir enchevêtré des cheveux, des sourcils et des cils, de la barbe et des moustaches. Un œil qui veille. Un œil arabe qui se soigne et s'embellit d'une traînée de ce collyre d'antimoine d'un usage immémorial : le khôl». Voilà le portrait de Tayeb Saddiki dressé par l'un des plus grands critiques de théâtre français J.P. Péroncel-Hugoz dans un article du Mondeintitulé «Profil d'un intellectuel arabe : Tayeb le véridique». Ce bref portrait résume à lui seul la spécificité d'un homme parfois adulé et respecté, parfois craint et jalousé, mais un homme qui résume à lui seul toute l'histoire du théâtre marocain, un homme à l'allure imposante que l'on a surnommé l'«Orson Welles arabe». Il faut beaucoup de recul et d'humilité pour percer le mystère de cet homme déroutant, à la vie passionnante où il n'y a aucune gratuité dans tout ce qu'il entreprend, en bien comme en mal. Tout est calculé chez lui. Rien n'est spontané et irréfléchi. Dans sa vie comme dans ses créations.L'homme ne laisse rien au hasard. C'est ce qui lui a permis decréer les œuvres les plus magnifiques que l'on sait, Al Harraz, Abou Hayane, Mahjouba, qui a permis à des groupes de musique d'exister comme Nass El Ghiwane, Jil Jilala ou Tagada, qui a formé un nombre incalculable de comédiens et de techniciens de la scène. Quand on veut parler de Tayeb Saddiki, on ne peut le faire qu'«en vrac» pour reprendre le titre du dernier ouvrage de Tayeb, une reprise de l'opuscule «Par cœur». Car, comment relater l'histoire de cet incommensurable homme de théâtre sans passer des jours entiers, des nuits entières, à compulser documents, photos et surtout les innombrables anecdotes racontées par ceux qui l'ont côtoyé de près, pour parler d'une vie aussi dense et riche d'un homme qui, dès son jeune âge,va connaîtreune consécration foudroyante,qui va susciter l'admiration de gens célèbres comme Hassan II ou Jean Vilar? Comment rendre compte d'un homme qui a traverséde bout en bout, avec force et grandeur, le théâtre marocain ? Comment parler d'un artiste précoce qui fut célébré dès ses débuts sur les planches comme «l'un des meilleurs comédiens comiques du monde» par la presse parisienne?Beaucoup de thèses et de mémoires ont été écrits sur l'œuvre de Tayeb Saddiki. A-t-on pour autant épuisé la pensée théâtrale de Tayeb ? Je ne pense pas. A-t-on pénétré la vraie nature de cet homme ? Je le pense moins. L'ambivalence de ce personnage hors norme déroute plus d'un. On le dit arrogant et impitoyable quand on parle de sa personne.Il n'est ni ceci ni cela. Et quand il lui arrive de l'être c'est pour répondre à la bêtise humaine, à ceux qui jugent hâtivement ou cherchent, comme les papillons la nuit, de la lumière auprès de lui – et ils furent une multitude ces papillons de l'imposture. Car derrière ce masque devenu familier pour tout un peuple et au-delà même des frontières, il y a une sensibilité énorme, une sensibilité à fleur de peau qui sait s'attendrir sans le montrer parce que orgueilleux et fier. Péroncel Hugoz le dit encore : « Chez Tayeb le véridique, homme de divertissement, homme d'action, il y a peut-être aussi un insondable fond de mélancolie ». Comment ne pas avoir un orgueil hypertrophié en effet quand on sait qu'il fut mis aux nues à un âge où l'on se cherche encore, à un âge où l'on fait ses premiers pas dans un métier qui nécessite de longues années d'apprentissage et de maturité ? Il le dit lui-même dans son livre «En vrac» : Au théâtre, on est rarement aimé, on est parfois admiré». Et moi je dis, cher Tayeb, tu seras toujours admiré même si l'on ne l'avoue qu'à demi mot. Ma première vraie rencontre avec Tayeb Saddiki fut empreinte de théâtralité. Quelques mois après ma nomination à la tête de l'ISADAC, la secrétaire entra pour me dire qu'un certain Mohamed Zouhaïr voulait me voir. Je connaissais Mohamed Zouhaïr comme étant l'un des comédiens de Tayeb Saddiki. Je lui dis de le faire entrer. Il me remit un mot écrit de la main de Tayeb Saddiki sur un petit carton à l'entête du Théâtre Mogador. J'y lisais : «Je suis au triangle rouge. Signé Tayeb Saddiki». Je remerciai le messager et commençai à réfléchir sur cette manière de procéder, un peu cavalière,me disais-je. Quand on va voir quelqu'un, on ne s'arrête pas à mille lieues en demandant à l'autre de venir à lui. Il monte les quatre étages. Puis je me dis : Oui, mais ! qui est cette personne ? C'est Tayeb Saddiki, bien entendu. Et moi qui suis-je par rapport à Tayeb Saddiki ?Non, pas en tant que personne, mais dans le cadre du travail, dans le cadre du métier qui nous lie désormais ? Je déposai le billet et descendis les marches pour aller le voir au café où je ne mettais généralement jamais les pieds. Il était là, attablé à l'extérieur, griffonnant sur un calepin. Il leva à peine les yeux vers moi et me demanda de m'asseoir. Je le saluai et pris une chaise à côté de lui. Je ne me rappelle plus ce qu'on s'était dit à ce moment-là. Sans doute rien qui vaille. L'entretien n'a duré que quelques minutes. Je retournai à mon bureau. Deux ou trois années après, nous nous sommes rencontrés, lui, moi et Ahmed Snoussi à Avignon. Dix jours magnifiques où l'on ne se quittait presque pas. Je lui posai la question suivante : Tayeb, duis-moi ! le jour où tu es venu à Rabat et que m'as envoyé un billet par l'entremise de Zouhaïr, c'était un acte délibéré, n'est-ce pas ? Il sourit et acquiesça à peine. Il me dit après : Je savais depuis ce jour-là que tu allais réussir dans ton travail en tant que directeur de cette institution. J'avais décidé de t'aider». Notre amitié ne s'est jamais ternie depuis. La première fois que je suis allé chez Tayeb Saddiki dans la rue Al Manar au quartier chic d'Anfa, je ne fus nullement étonné d'avoir l'impression d'être entré dans la caverne d'Ali Baba. J'en étais presque habitué à cause, bien entendu, du personnagequi, comme un aimant pur, avait du drainer de millions de choses autour de lui et pour avoir plusieurs fois regardé sa demeure à la télévision.J'étais à peine installédans le canapé qui faisait face au fauteuil imposant où il était éternellement assis, quand il me demanda, avec l'œil malicieux qu'on lui connaît, si je n'avais pas envie d'aller... pisser. Je fus bien entendu étonné de cette question un peu saugrenue. Pour simple réponse, je lui adressai un sourire timide où il y avait de la perplexité plutôt que de l'étonnement. Il répéta la question malicieusement puis il me demanda expressément d'aller faire un tour aux toilettes. Je compris enfin qu'il y avait anguille sous roche. Je me levai. J'allais à peine lui demander où se trouvaient les toilettes quand il m'indiqua le chemin, sans même lever la tête vers moi. « L'envie vient en pissant » me dit-il tout en continuant à griffonner sur un cahier d'écolier. Je saurai, longtemps après, qu'il demandait cela à tout visiteur qui venait chez lui pour la première fois. Etait-ce pour en imposer dès le début ? Etait-ce juste une plaisanterie de sa part comme il a coutume de le faire ? Je ne sais pas. Mais je crois que... Sur les quatre murs des toilettes étaient accrochés un nombre incalculable de petits cadres où reposaient tranquillement des photos de personnalités de tous bords, en politique comme en art. de Hassan II au Shah d'Iran en passant par Yasser Arafat, Shimon Pérès ou le Président Bourguiba, le Roi de Jordanie, des artistes du monde entier comme Francis Blanche ou Ismaïl Yassine, mais aucun anonyme, aucune photo avec une vieille femme ou un enfant de Palestine ou quelque paysan des îles lointaines. Tayeb était un grand. Il ne devait côtoyer que les grands ! La liste est longue, très longue, parce que le parcours de Tayeb Saddiki est long, dense et riche.