Il ne s'agit pas d'un cireur quelconque. Lui, c'est un professionnel, un spécialiste. Il ne ressemble aucunement à ces essaims d'enfants et d'adolescents qui déambulent à longueur de journée et que vous rencontrez où que vous alliez. Lui, il n'a pas besoinde circuler, boîte à la main, criant : «Vous cirez, monsieur !» Lui, il a sa place habituelle qu'il ne change jamais et ce sont les clients qui viennent le chercher pour qu'il fasse luire leurs chaussures. Lui, c'est un expert! Il s'appelle "Lâarbi" mais tout le monde l'appelle "Ba Aaroub" et cela n'a rien de péjoratif ni d'insultant. Au contraire, on le respecte et on l'estime. Chaque matin, il vient à sa "place de travail", prépare soigneusement et méthodiquement son matériel : différentes boîtes à cirage de bonne qualité, plusieurs sortes de brosses, des éponges et quelques citrons. Avant d'entamer sa journée, il dit solennellement comme tous les gens simples et honnêtes : "Bismi Allah !" (au nom de Dieu!) et attend son pain quotidien qui ne tarde pas à venir. Il n'est jamais inquiet, il est sûr que, grâce à Dieu, sa journée sera fructueuse. Il sait que les clients défileront devant lui et que les pièces d'argent s'entasseront dans sa boîte. Il le sait parce qu'il est sérieux dans son travail et parce qu'il a une très bonne réputation. Il ne fait jamais un travail bâclé et a horreur de tricher comme les autres qui mélangent le cirage, par exemple. Consciencieux, sérieux, il tient à ce que tous ses clients soient satisfaits et contents de son travail bien fait. A coups de brosse vigoureux, il cire vos chaussures à merveille, frottant et essuyant énergiquement d'une main d'expert sans jamais se presser (les autres clients peuvent attendre et celui qui est pressé n'a qu'à s'en aller) et ne lâchant vos chaussures que lorsqu'elles auront été luisantes comme neuves ! Le client, satisfait et fier de ses chaussures brillantes, lui donne plus que ce qu'il donne d'habitude aux autres et promet de revenir. Si Lâarbi prend les pièces sans Jamais les compter, les met dans sa boîte et vous dit la phrase traditionnelle : "Allah Ikhlef !" (que Dieu vous le rende!)... C'est ainsi que Ba Aaroub a réussi à gagner la confiance de plusieurs clients qui ne confient, désormais, leurs chaussures qu'à lui : jamais ils ne laisseront un débutant "jouer" avec leurs chaussures ! Notre cireur est âgé de cinquante ans environ. Il est encore assez fort et en bonne santé. Il est de taille moyenne, toujours coiffé d'un bonnet ou d'une casquette, vêtu d'un tricot de laine et d'une blouse bleue. Il porte souvent des blue-jeans et a toujours les chaussures propres et bien cirées. Quand je lui ai fait la remarque une fois, il a répondu : "Avant de cirer les chaussures des autres, commençons par les nôtres !" A ces côtés, il a un petit transistor pour écouter ce qui se passe dans le monde (à ses propres dires), un verre de café pour faire passer ses cigarettes amères et un quotidien. Eh, oui ! Ce cireur sait lire! Il n'a rien à voir avec ces cireurs analphabètes qui n'ont connu que l'école de la rue! Tout en travaillant, il adore converser avec son client quand celui-là a l'air instruit. Il aime discuter sport et politique. Il vous dit ouvertement ce qu'il pense de tel ou tel événement analysant et critiquant, à sa manière, tel ou tel problème socio-économique. Le sujet qui l'excite le plus c'est "la commune urbaine ". Si vous lui parlez du maire de la ville, il vous dit : "Qu'est-ce qu'il peut faire, le pauvre ? Une seule main n'applaudit pas. Ça fait des années qu'ils ont "dévoré" le nôtre ! Ils ne veulent pas un président honnête et incorruptible, sérieux et consciencieux; Ils veulent des voleurs et des tricheurs pour continuer à gagner de l'argent sale dans leurs affaires douteuses et puantes! Que Dieu nous protège !"... Et il n'est pas dupe ; averti et au courant de beaucoup de choses, le mec ! Dans le coin, il est très respecté : ses voisins, le vendeur de bonbons, le patron de la pâtisserie, les vendeurs ambulants de vêtements, les autres cireurs... tous le respectent et écoutent ses conseils comme un père. Personne ne le dérange. Il est en bons termes avec tout le monde et on ne l'a jamais vu se disputer ou se bagarrer avec quelqu'un. De nature paisible et pacifique, de bonne humeur, sérieux, gentil et sage, il a réussi à gagner l'estime et le respect des autres. Mais personne n'est parfait, me diriez-vous ! Eh, oui ! Ba Aaroub a un vilain défaut ; il est atteint d'une maladie incurable : le tiercé ! Il faut qu'il joue, il ne peut s'en empêcher ! Toujours il rêve du gros lot lui permettant une retraite de nabab bien méritée... En attendant, il se contente de faire luire les chaussures des autres ! Mon ami le cireur a aussi des agissements et des comportements énigmatiques : de temps en temps, il disparaît sans prévenir ! On ne le voit plus à sa place habituelle pendant plusieurs jours. Et un beau matin, il réapparaît comme s'il était là, la veille ! Où va-t-il ? Que fait-il ? Pourquoi ? Qui sait ? Un jour, je lui ai demandé : « Ba Aaroub, où étais-tu tout ce temps ? Tu n'étais pas malade, ou moins ? Il m'a répondu poliment : « Non. La santé est bonne, grâce à Dieu... J'avais d'autres choses à faire... Un jour ici, un jour ailleurs... Nous sommes entre les mains de Dieu ! »...