Meursault, contre-enquête de Kamal Daoud ou Albert Camus réécrit et corrigé Après sa persécution par Sartre, sa déification par Onfray, Albert Camus accède enfin au statut de référence culturelle majeure dans Meursault, Contre-enquête de Kamal Daoud (Actes Sud, 2014). Prise en tant que repère historique d'une certaine Algérie vengeresse, vindicative et justicière, sortie des limbes de l'Indépendance, la fable de Meursault tuant un Arabe (resté innommé dans l'Etranger) et se faisant tuer à son tour, constitue l'arrière-plan d'un débat qui dépasse la surface des choses pour mettre le couteau dans la plaie et le tourner jusqu'à faire mal. Vous ne l'avez que trop soupçonné. Haroun est le frère de Moussa, l'Arabe de service de l'univers camusien. Mm'a est leur mère mais aussi le symbole d'une Algérie vivant dans la nostalgie d'un crime et s'y engouffrant jusqu'à la psychose. Analphabète, délaissée par son mari, incapable d'oublier cette ‘scène primitive' de la mise à mort de son fils, sa présence dans l'œuvre de K. Daoud fonctionne comme symbole romanesque et génère toute une réflexion sur l'histoire de l'Algérie, mais aussi celle des autres pays qui ont vécu des années durant sous le joug du colonialisme. L'investissement romanesque de la trame de L'Etranger touche au délire lorsque le narrateur décide de s'introduire dans l'univers camusien et de le réécrire à sa façon : «Je te le dis d'emblée : le second mort (l'Arabe), celui qui a été assassiné, est mon frère.» L'inversion des référents philosophiques, culturels, historiques, etc., profite à une réflexion crue sur la situation de l'Algérie dans un monde postrévolutionnaire qui n'a cessé de porter à la scène les troubles et les désaccords. A malin, malin et demi. Pour se débarrasser du poids du meurtre philosophico-politique de Moussa (l'exact opposé de Meursault, même sur le plan onomastique), K. Daoud inverse les uns après les autres les symboles camusiens et débouche sur une fiction qui est l'antipode de celle de Camus. Contrapuntique, au sens pictural. K. Daoud, un anti-Camus ? En effet, son livre se veut plus un supplément qu'un démenti. Une contre-histoire de l'Algérie sous le jour d'un pamphlet romanesque qui passe au fil de l'épée la psychologie postrévolutionnaire algérienne. Caractérisé comme ‘un crime commis dans un livre', le meurtre de Moussa par Meursault est le trou de l'aguille par lequel K. Daoud fait passer l'histoire de son pays, non sans incliner le miroir subtilement le temps de refléter une réalité contemporaine frustrante, et par lequel il entrevoit les miasmes morbides d'une société qui ne cesse de penser son avenir en termes de vengeance et de représailles. Ceci dit, tout le roman est poussé tel un soupire vers la scène fratricide où Harroun, à 2 heures du matin, tel Meursault à 14 heures, tue Joseph et dénoue les rapports ombrageux qui n'ont cessé de peser sur ses rapports avec Mm'a : ‘celle qui prit goût à son martyre, dit le narrateur'. Une fois la fiction de Camus absorbée par la fantaisie de K. Daoud, un discours subtil, de style camusien, ‘puissant', relevant d'une langue ‘inconnue', nu comme la ‘géométrie euclidienne' naît. Le style de K. Daoud qui en est à son deuxième livre (L'Arabe et le vaste pays d'ô, 2008) et à son premier chef-d'œuvre, mime jusqu'au vertige l'écriture blanche de Camus et l'investit d'un souffle intimiste, découlant de la situation de narration (Harroun parle dans un bar à un étranger français), sans jamais perdre la distance avec l'objet de son discours, à savoir l'histoire de l'Algérie. ‘Cette histoire se passe quelque part dans une tête, la mienne et la tienne et celles des gens qui te ressemblent', dit-il à son interlocuteur fictif. C'est que L'étranger de Camus n'est qu'un contexte ou un prétexte à une parole qui se veut incisive et acerbe, qui emprunte le ton autopsique sans quitter le royaume du verbe fin et de l'imagination fantaisiste : ‘Détrompe-toi, il ne s'agit pas d'une contre-enquête sur le cas de ton Meursault, mais d'autre chose, de plus intime'. La présence d'un tiers, en l'occurrence un journaliste indiscret et, qui plus est, tuberculeux, peut être interprétée comme une référence à la silhouette de l'auteur interpellé. Si K. Daoud choisit de s'adresser à Camus par la voie de la fiction, c'est que le récit uchronique lui permet d'atteindre un moment révolu de l'histoire et d'y installer son arsenal imaginatif et idéologique. Ce travail archéologique débouche sur une reconfiguration de la mémoire nationale. Le portrait, plein d'allusions imperceptibles, qu'il brosse de ce journaliste vers la fin du roman n'est pas malveillant. L'auteur de Meursault, contre-enquête ne délègue à aucun moment la parole au célèbre meurtrier de Moussa. La règle du Talion finit par l'emporter, sa stratégie consistant à le réduire au silence comme il a fait à l'égard du frère assassiné. Œil, pour œil, dent pour dent. Le livre de K. Daoud met en scène deux assassinats : si le premier est celui de Joseph dont la réalisation relève de la vengeance pure et dure (celle, dirions-nous, de l'Algérien monsieur tout le monde), le deuxième n'est autre que celui commis par l'auteur lui-même, dans son livre : «Ce monsieur est sourd-muet ? Notre invité ne parle aucune langue ? C'est vrai ? Il lit sur les lèvres...». Ce témoin, tout à la fois aimé et craint, se révèle être «un sourd-muet apparemment tuberculeux.» Quel coup porté à bout portant à «ce journaliste tuberculeux» qui ne saurait être qu'Albert Camus ! K. Daoud a-t-il vengé la mémoire de l'Arabe bafoué ? Non, il a réécrit et corrigé Camus. L'histoire de l'Algérie devient du coup plus lisible si on joint "le nouveau testament" à "l'ancien".