De retour d'Afrique du Sud C'est la question que je me suis posé à la fin de mon dîner avec mon ami sud-africain dans une banlieue chic de Johannesburg. Je me suis rendu en Afrique du Sud pour assister à une importante réunion annuelle des économistes africains qui avait pour thème la question de l'intégration régionale. Mais, le propre de ce genre de rencontre c'est qu'elle soit fermée sur elle-même avec des participants qui trouvent beaucoup de plaisir à poursuivre leurs débats et leurs échanges jusqu'à tard dans leur hôtel. Durant les quelques jours de ces réunions, les participants sont emportés par les dynamiques des débats et oublient souvent de s'intéresser aux pays dans lesquels ils se trouvent. D'ailleurs, cet oubli n'est pas seulement de la responsabilité des participants, mais incombe aussi aux organisateurs qui négligent souvent la mise en place de sessions spéciales sur les pays hôtes. Cet isolement n'est pas seulement d'ordre politique et intellectuel. Il est aussi d'ordre géographique dans la mesure où les participants se retrouvent, la plupart du temps, dans un grand hôtel qui accueille la conférence et où ils sont logés et qui devient le lieu de vie des conférenciers. Du coup, les participants peuvent séjourner pendant quelques jours dans un pays pour assister à une conférence et repartir sans l'avoir visité ni connaître les questions et les débats qui le traversent. C'est pour échapper à ce confinement, que j'ai appelé mon ami Eddy M. qui était heureux de savoir que j'étais à Johannesburg et qui m'a proposé d'aller dîner ensemble le soir même. J'ai associé quelques amis tunisiens à ce dîner afin de connaître un peu mieux la situation locale et les débats qui la traversent. Cette invitation était d'autant plus intéressante que nous avions séché la session de clôture de cette rencontre pour nous rendre en fin de journée dans une visite guidée à Soweto, quartier où étaient cantonnées les populations locales du temps de l'apartheid. Ayant visité à plusieurs reprises cette ville, j'ai pu fouiller dans mes souvenirs pour suggérer quelques visites à mes compagnons d'escapade. Un petit groupe d'universitaires maghrébins s'est alors constitué au pied levé pour cette escapade. La visite a commencé par le musée Hector Patterson, du nom de ce jeune écolier tué en 1976 par les forces de l'ordre du régime raciste de Pretoria de l'époque suite à une manifestation pacifiste contre l'obligation de l'usage de la langue coloniale, l'Afrikaner, comme seule langue dans les écoles de l'Afrique du Sud. Ces manifestations et la répression sauvage contre les enfants ont renforcé l'isolement du régime raciste sur la scène internationale qui avait accéléré sa chute au début des années 1990. Nous avons aussi lors de cette visite pu apprécier ce quartier avec ses maisonnettes alignées et fleuries qui dénotent du désordre et de la saleté encombrant nos quartiers populaires. Nous avons également pu nous rendre dans la maison où a vécu le père de la nation Arc-en-ciel, Nelson Mandela, avant d'être arrêté par le régime de l'apartheid et devenir pour des années le plus grand prisonnier politique et l'emblème de la lutte contre l'apartheid et le racisme dans le monde. Une maison devenue rapidement un symbole et que les Sud-Africains ont transformé en musée visité par des cars entiers de touristes. Un musée simple qui regroupe les souvenirs de jeunesse de Nelson Mandela et quelques photos avec sa seconde épouse Winnie, pleine de grâce et de beauté. Dans la même rue, on est passé, plus bas, devant la maison de l'autre prix Nobel, Desmond Tutu, qui fait de cette rue la fierté de tous les Sud-Africains dans la mesure où à quelques maisonnettes de là elle accueille deux grands prix Nobel de la paix. Mais ce voisinage de cette reconnaissance internationale est significatif de la grande mobilisation internationale contre l'apartheid dans le monde entier. Cette visite à Soweto nous a aussi permis de voir de près les inégalités qui traversent ce grand pays. Aux côtés des petites maisonnettes propres s'agencent aujourd'hui des maisons plus résidentielles dont certains habitants, nous a expliqué notre chauffeur et guide à ses heures perdues, avaient quitté les hauteurs de Soweto pour s'installer dans la ville des blancs lors de la chute de l'apartheid. Mais, ce qui nous a frappé ce sont les endroits réservés aux plus pauvres qui sont parqués sous des tentes sans eau ni électricité. Mes compagnons de visite étaient choqués par ces formes extrêmes de pauvreté que l'on ne retrouve plus dans nos pays. J'étais moi-même surpris de voir que finalement les choses avaient peu changé depuis ma dernière visite en Afrique du Sud en dépit des engagements du grand parti de la lutte contre l'apartheid, l'ANC, de combattre ces inégalités. Les yeux remplis des images de notre escapade de l'après-midi et de nos interrogations sur le modèle de développement postapartheid nous avons rejoint mon ami Eddy M. pour aller dîner. Mon ami est un personnage haut en couleur mais en même temps engagé depuis sa prime jeunesse dans la lutte contre l'apartheid au sein de l'ANC. C'est un enfant du parti comme beaucoup de Sud-Africains, membre des différentes organisations du parti notamment celle de la jeunesse et des étudiants et aujourd'hui il appartient à une des plus hautes instances du parti. Eddy, une petite cinquantaine, fait partie de la troisième génération de dirigeants sud-africains. La première est celle du père de la nation, Nelson Mandela, et de tous ses camarades qui ont commencé avec lui dès le début des années 1940 ce qui sera une longue lutte contre la ségrégation raciale en Afrique du Sud. Parmi les militants de la première heure qui passeront de longues années en prison avec Mandela, on peut citer Walter Sisulu, Govan Mbeki, Oliver Tambo. Mais il faut aussi mentionner Joe Slovo et son épouse Ruth First, les dirigeants blancs du parti communiste sud-africain et qui ont forgé une alliance stratégique avec l'ANC et ont dirigé la lutte armée contre l'apartheid du temps où les dirigeants sud-africains étaient en prison. Durant ses années de privation et de prison, Nelson Mandela a gardé une détermination sans faille qui lui a valu l'admiration du monde entier et en a fait une icône globale dans la lutte pour la liberté et l'égalité. De ces années dans la prison de Robben Island, il a toujours dit que «la prison, loin de nous décourager, a renforcé notre détermination à poursuivre cette lutte jusqu'à la victoire». L'arrestation de cette première génération de militants contre l'apartheid a été à l'origine de l'émergence d'une seconde génération de dirigeants de l'intérieur comme de l'extérieur en exil, dont l'actuel président Jacob Zuma, son prédécesseur Tabo Mbeki et bien d'autres dirigeants dont le charismatique Chris Hani assassiné en 1993. Cette seconde génération est à la tête de l'Etat aujourd'hui et occupe les plus hauts postes de la direction de l'ANC. Cette génération avait aussi en charge, au moment le plus dur de l'apartheid dans les années 1970, la jeunesse des townships et ont cherché à en faire les dirigeants de demain et de l'après-apartheid. La direction du parti a alors décidé d'envoyer beaucoup de jeunes dans les années 1970 et 1980 à l'étranger pour faire des études à l'étranger grâce au soutien du bloc de l'Est de l'époque mais aussi à l'appui de beaucoup de pays occidentaux opposés à ces relents anachroniques d'un esclavage honni. Ces étudiants sont rentrés après la sortie de Mandela de prison et le début de la transition armée de leurs diplômes mais aussi d'un engagement sans faille que les années d'exil n'ont fait que renforcer. Ce sont ces étudiants qui vont constituer la troisième génération de militants de l'ANC qui peuplent aujourd'hui les différentes instances de l'Etat et du parti. C'est parmi eux que le gouvernement recrute les grands commis de l'Etat, les hauts responsables des grandes institutions publiques, les ambassadeurs et toute la cohorte de conseillers de tous les hauts responsables de l'Etat. Cette génération prendra bientôt la relève et sera en charge de la république arc-en-ciel. Eddy M. fait partie de cette génération. A la fin du lycée, il a été envoyé en France pour faire ses études supérieures. Il a côtoyé durant ces années Dulcie September, la représentante de l'ANC en France, et il a assisté impuissant à son assassinat en 1988. Mais il a pu parfaire sa formation universitaire et obtenir un doctorat en relations internationales avant de rentrer comme tous les autres exilés en Afrique du Sud au début des années 1990. Mais, contrairement à tous ses camarades, comme il dit avec un grand éclat de rire, Eddy M. est ouvert, joyeux et festif. Les années d'exil, de clandestinité et de secret ont fait de la plupart des enfants de cette génération des gens très sérieux, avares en paroles et parfois même un peu ternes et ennuyeux. J'en parle souvent avec Eddy de ses spécificités avec toute cette génération de «comrades» et il répond avec un nouvel éclat de rire joyeux et communicatif que c'est certainement le fait d'avoir vécu en France et d'avoir fréquenté quelques «Méditerranéennes», et il glisse avec un petit clin d'œil en cachette à sa charmante femme Ruth, qui m'a fait renoncer au style policé et soupçonneux des organisations léninistes pour une attitude plus heureuse. Eddy est venu nous chercher dans sa voiture rutilante et nous a conduits avec mes amis dans l'une des banlieues chics de Johannesburg. On s'est garé devant un grand centre flambant neuf où se côtoient bars chics, restaurants élégants et cafés au style post-moderne. On a rapidement choisi un restaurant où on pouvait apprécier la grande tradition sud-africaine des viandes grillées. A peine installé au restaurant et la commande faite, que mes compagnons ont assailli notre hôte de questions. Comment va l'Afrique du Sud ? Parvient-elle à répondre à la demande sociale et à la demande de gens ? Est-elle en mesure de lutter efficacement contre la pauvreté et d'intégrer ces millions de noirs exclus pendant des décennies par le régime de l'apartheid du système social ? Autant de questions qui exprimait une volonté de connaître mieux et plus la situation d'un pays qui avait entamé il y a plusieurs années sa transition vers la démocratie et une plus grande inclusion des populations noires. Et mon ami se lança dans une analyse brillante et en même temps lucide de la situation locale. En militant bon teint, il nous a expliqué les succès et les réalisations de l'ANC au pouvoir. Mais il s'est arrêté sur les limites de cette expérience de transition. Pour notre ami, l'échec le plus patent est celui de la correction des inégalités. Mes amis lui avaient expliqué qu'ils en avaient eu un aperçu lors de notre visite à Soweto. Eddy s'est lancé dans son analyse et nous a expliqué que la fin des inégalités se trouvait au cœur du programme de l'ANC depuis leur arrivée au pouvoir. Il s'agissait pour les gouvernements de transition de mettre fin à cette situation historique et de lutter contre ce qui n'était pas seulement sociale mais aussi une question raciale dans la mesure où la population noire était au bas de l'échelle. Dans leur quête de réconciliation nationale, les dirigeants de l'ANC n'ont pas voulu opérer de changements radicaux en imposant une redistribution forcée des terres et des biens en faveur des classes les plus défavorisées. L'expérience du Zimbabwe voisin qui a mis en place une politique radicale de confiscation des terres des minorités blanches et de sa redistribution aux populations les plus a montré que cette solution n'était pas la panacée. L'ANC en Afrique du Sud a misé sur une transformation à long terme de la société pour lutter contre les inégalités. Les différents gouvernements ont misé sur une accélération de la croissance économique et une meilleure répartition de ses fruits pour corriger les inégalités héritées du passé. Par ailleurs, ils ont mis en place un programme de renforcement économique de la population noire ou le fameux Black Economic Empowerment Programme dont l'objectif est d'opérer un transfert des richesses et du pouvoir économique de la minorité blanche vers une nouvelle classe d'affaires noire. Ce programme a mis en place une série d'actions dont un quota dans les postes les plus élevés des grandes entreprises pour les noirs, une présence forte des noirs dans les conseils d'administrations des grandes entreprises ou la cessation de parts du capital de ces sociétés pour des hommes d'affaires noirs avec l'appui des banques. L'ensemble de ces mesures ont certes produit quelques changements avec notamment l'émergence d'une nouvelle élite noire qui a mis le pied dans le monde des affaires. Eddy lui-même fait partie de cette nouvelle élite noire. Cependant, la question des inégalités reste réelle, explique notre ami, et l'exclusion est toujours forte particulièrement pour les populations noires les plus pauvres du pays. Ce sont ces inégalités qui expliquent les images de désespoir et de désolation sociale que l'on a rencontré à la marge de Soweto. Ces inégalités sont à l'origine des révoltes sociales et des explosions de la colère qui éclatent de temps à autre en Afrique du Sud et particulièrement dans les régions minières où la détresse sociale est à son comble. Cette réponse réformiste des révolutionnaires convertis en pragmatiques à la question des inégalités semble atteindre ses limites. Et, surtout elle n'a pas touché, d'après notre ami, les fondements structurels des inégalités. Ainsi, les inégalités sont restées fortes en dépit de la révolution et le changement de régime n'a pas rompu avec la marginalité sociale passée. Ces difficultés sont au cœur d'un grand nombre d'interrogations et de questionnements en Afrique du Sud. Car beaucoup, et particulièrement au sein de l'ANC, n'acceptent pas cette idée que la majorité noire soit encore dans le dénuement en dépit de l'arrivée de ses représentants au pouvoir. Plusieurs solutions à long terme sont discutées notamment à travers un renforcement de l'accès de ces populations à l'éducation de base et aux universités. Certains appellent à développer d'importants programmes de logements sociaux afin de favoriser l'accès des populations noires à des conditions de vie décentes et favoriser leur accès aux circuits économiques. D'autres encore militent pour un renforcement des programmes sociaux et des programmes de santé pour extraire ses populations des épidémies et leur donner les meilleures conditions pour s'intégrer dans la vie sociale. Mais ces débuts de solution ne cachent pas l'amertume et le tourment des nouvelles élites noires face à cet échec face à l'inégalité. Une désolation qui se lit sur le visage de mon ami Eddy M. qui nous ramenait à notre hôtel dans sa voiture étincelante. Le temps de saluer tout le monde et de revenir à la situation des pays du printemps arabe et à la nécessité de faire face à l'inégalité qui était au cœur des révoltes et du réveil des peuples arabes qui ont emporté les dictateurs. Et de penser que c'est de la capacité de nos révolutions de faire face à cette exigence de justice et d'inclusion que dépendra la réussite de nos transitions démocratiques.