Pendant le mois sacré de Ramadan, ce qui est surtout remarquable, en dehors de l'incontournable branle-bas de combat ménager, commercial et télévisuel, c'est que religiosité mais aussi liberté y connaissent un regain sensible et cohabitent dans une parfaite... ferveur. En tout cas plus qu'à tout autre moment de l'année. Même si durant ce mois de jeûne, les journées sont marquées par une baisse de labeur et certaines montées d'adrénaline, les soirées sont adoucies par les rencontres familiales, amicales et même politiques. En cette première journée du jeûne, notre chroniqueur Mustapha Labraimi, professeur universitaire et membre du bureau politique du Parti du progrès et du socialisme (PPS), restitue pour nos lecteurs un regard sociologique sur les pratiques ramadaniennes des Marocaines et des Marocains. Al Bayane : Que représente pour vous l'ambiance spirituelle et sociologique que procure le mois sacré du Ramadan? Mustapha Labraimi : Le mois de Ramadan constitue une séquence à part dans le temps marocain. On s'y prépare! Déjà, la détermination du premier du mois sacré constitue un motif de débat; vient ensuite l'heure du ftour et celle des taraouih, car elles vont régler l'agenda de la soirée. Pendant les dix derniers jours (la3oacher) qui nous séparent de la vision officielle du croissant du Ramadan, le grand ménage est effectué au sein des habitations. Les denrées nécessaires à la rupture du jeûne sont stockées ou préparées. Les rues commerçantes s'achalandent autrement et l'occupation du domaine public s'accroît. L'inflation des prix est constatée de facto sans pour cela qu'elle arrête l'achat des biens de consommation. Les panneaux publicitaires changent de couverture et se mettent au diapason de l'évènement. Les hypermarchés éditent des cahiers d'annonces où sont promus les victuailles et les ustensiles les plus usitées par la population. Alors que le rayon des alcools est occulté, la disposition du dédale de leurs rayonnages change à l'instar du marchand de beignets qui se verse, à l'occasion, dans la préparation de mkhar9a et de chabbakiya. La religiosité devient un fait plus qu'apparent, aussi bien dans le vestimentaire que dans la pratique. Elle sera à son maximum vers la nuit du Destin pour décliner vers sa normale asymptotique après l'Aid. Pour autant, la liberté de sortie et celle de tarder s'amplifient et les jeunes en profitent comme ils savent le faire. Avec plus ou moins de bonheur, des moins jeunes se risquent à ces libertés; comme pour se maintenir. La spiritualité gagne du terrain sans pourtant arriver à dépasser les tendances opportunistes de la jouissance mécréante. L'œil se délecte alors que la langue s'assèche par les prières itérées pour se faire pardonner. Les comportements s'exacerbent et s'équilibrent par un excès de tolérance, à l'exception du non-respect qui provoque heurts et malheurs. Les médinas et les quartiers populaires, les souks et les joutias se spécialisent dans la nature du commerce et l'appartenance de classe de leurs visiteurs. La sociologie balance pour assurer un brassage limité entre les couches sociales et les individus. A chacun selon ses moyens sonnants et trébuchants et à chacun selon ses besoins de reconnaissance sociale. Comment organisez-vous vos journées durant ce mois ? Les soirées ramadaniennes sont propices aux rencontres de tous genres. Avez-vous le souvenir de quelque chose qui vous a marquée durant l'une d'entre elles? L'organisation de la journée reste normale à part le temps accordé à la marche à pieds qui s'accroît par rapport aux autres activités. Flâner à travers les rues commerçantes après la sortie des cols blancs de leurs administrations et bureaux est un sport typiquement ramadanien. Il permet le frottement avec la société et son environnement. Généralement, il est accompli avec la complicité d'un ami avec qui la discussion sur tout et sur rien ne s'arrête jamais. C'est aussi l'occasion de découvrir un quartier de la ville et les modalités de la vie de nos compatriotes dans son enceinte. Autrement, c'est en s'engouffrant dans les allées d'un espace vert avec la cohorte des marcheurs qui se l'accapare jusqu'à l'approche du coucher du soleil que le temps du jeûne se trouve dépassé. Le ftour est l'occasion de se sustenter en prévoyance du jeûne du lendemain, dans une ambiance de rencontre et de partage. Parfois la finalisation d'un travail s'impose mais généralement, sauf cas de force majeure, le temps est plus au loisir qu'au labeur. C'est aussi le moment des réunions partisanes et des discussions politiques. On se mobilise relativement mieux le ventre plein! Le souvenir qui me reste des soirées de Ramadan date de mon adolescence, c'est celui de la mort de Mohammed V. Dans la petite ville d'Azemmour d'alors, les scènes de désolation de la population étaient générales dans tous les quartiers de la ville. La tristesse et l'affliction marquaient les visages et traduisaient un véritable chagrin. J'ai eu conscience de la peine des gens. Etes-vous de ceux qui laissent apparaître des sautes d'humeur durant la période du jeûne ? Pourquoi? Enfant, je m'amusais avec d'autres des sautes d'humeur de certains de mes aînés connus pour leur réaction au manque. Plus que cela, on les provoquait. Les adultes qui assistaient à ce genre de provocations cherchaient à ramener le calme. J'ai été marqué alors par une remarque qui répondait à cette manifestation anachronique : Pourquoi cette saute d'humeur, tu n'es pas le seul à jeûner et en plus «Beza3ta». Ce dernier mot dont la signification m'échappait va me servir pour consolider ma maîtrise de l'abstinence et du manque lors du jeûne. L'engagement politique va transformer cette sérénité acquise en valeur, celle du respect que l'on doit à l'autre. Quelle appréciation portez-vous sur la programmation TV sur les chaînes nationales ? Etes-vous d'accord avec ceux qui estiment que le niveau esthétique et professionnel des sitcoms pèche par son indigence pour ne pas dire sa médiocrité? A qui incombe la responsabilité de cette situation? Il est évident que Ramadan constitue un moment faste pour la production télévisuelle nationale. Le reste de l'année sera couvert par des itérations visuelles sans aucune vergogne. Peu avant l'annonce du début du mois sacré, les chaînes nationales annoncent leurs programmations à cette occasion en essayant d'ores et déjà d'emporter le choix des téléspectateurs, budget publicitaire oblige. Cette production est caractérisée par une faiblesse générale. Beaucoup de gesticulations, trop de «voix», des «vannes» éculées qui ne font pas rire, des histoires qui n'ont ni queue ni tête et une absence manifeste de création. Il faut dire que le paysage artistique marocain est riche en actrices et en acteurs de valeur, en metteurs en scène et réalisateurs chevronnés et en ingénieurs et techniciens reconnus; mais à titre individuel. Certains d'entre eux arrivent à arracher l'attention sur leur prestation et suscitent l'intérêt du téléspectateur et son admiration, mais globalement c'est négatif. Il manque à cette production opportuniste et parasite une assise que nous n'avons jamais eue: un projet télévisuel en véritable phase avec les changements de la société marocaine. L'écriture de base et le scénario font défaut à cause des défaillances de notre système d'enseignement. La production reste conjoncturelle, soumise aux injonctions et non indépendante. La faiblesse de la critique, voire son inexistence, n'aide pas à la renaissance de notre télévision. Quelles sont vos lectures préférées durant ce mois sacré? En continuité avec mes préoccupations du moment, mes lectures me sont imposées par la nécessité d'approfondir un savoir, ou simplement de l'avoir. Qu'il s'agisse de sciences naturelles ou de sciences humaines, les travaux universitaires sur le Maroc sont riches en informations et suscitent une réflexion profonde sur les moyens nécessaires au développement durable de notre pays. En marge, la lecture des essais politiques permet de comprendre les motivations de l'autre et forge l'argumentaire de ses propres convictions alors que la lecture des œuvres littéraires reste un moyen d'évasion et de loisir. Pour l'heure, mes lectures sont produites par Laabi, Belal Youssef, Laroui et Mehdi Amel. Quel regard portez-vous sur le paysage médiatique marocain : presse écrite et audiovisuel? L'agonie sans fin de la presse écrite partisane et l'émergence d'une presse qualifiée d'indépendante n'arrivent pas à donner à ce moyen d'expression le pouvoir qui lui est reconnu à travers le monde. La presse écrite reste fragmentaire dans son approche et mimétique dans sa réalisation. Il faudrait soit acquérir l'ensemble des titres à la fois soit s'en passer. Ce dilemme ne joue pas toujours en faveur des journaux d'autant plus que notre société reste encline à l'oralité et au tbarguig qui l'emportent sur la lecture, l'information et son analyse. Beaucoup d'efforts restent à faire dans ce domaine alors que d'autres médias viennent concurrencer la presse écrite. La radio a connu une révolution, suite à l'explosion du nombre des antennes. La proximité et la concurrence peuvent devenir des leviers pour la promotion de cette communication à condition de veiller à ne pas tomber dans la facilité du populo pour faire de l'audience. La télévision, suprême arme de communication, a été atteinte par la maladie du sommeil dans notre pays. Elle suit péniblement les évolutions de la société marocaine. Elle n'anticipe aucunement son devenir et ne débatte pas véritablement de son présent. Les plateaux se transforment très vite en régie apparente au lieu de permettre la communication. Les loisirs restent cantonnés dans la répétition de «veillées» que le montage permet beaucoup plus que la réalité. «Tout se copie et rien ne se transforme» semble être la devise actuelle de notre petit écran, quelque soit le responsable de son asservissement.