Les Juifs marocains et la libération nationale* A l'approche de la célébration du premier anniversaire de la disparition de feu Simon Levy, décédé le 2 décembre 2011 à Casablanca, Al Bayane saisit cette occasion pour publier certaines bonnes feuilles du défunt. Militant du Parti communiste marocain, au sein duquel il a combattu pour l'indépendance du Maroc, fondateur du musée du judaïsme de Casablanca, unique en son genre dans le monde arabe-, Simon Levy incarne le Maroc de la tolérance, où Juifs et musulmans ont toujours coexisté en bonne entente. Cet article que nous publions ci-après est une contribution du défunt au numéro spécial «Les Sépharades et la paix» (Perspectives Nouvelles, Edition française de New Outlook revue pacifiste israélienne. Tel Aviv) paru en 1981. Au Congrès des Communautés Israélites du Maroc réuni en novembre 1979, le Ministre de l'Intérieur a prononcé, lors de la séance d'ouverture, un discours chaleureux au nom du gouvernement. Le fait nouveau fut cependant la présence, parmi les invités, des représentants de tous les partis nationaux, de l'opposition comme de la majorité parlementaire. Ainsi, les dirigeants du Rassemblement National des Indépendants ont-ils côtoyé à cette occasion les leaders de l'Union Socialiste des Forces Populaires, du Parti du Progrès et du Socialisme (l'héritier du Parti communiste) de même que le secrétaire général des syndicats (UMT). En outre, le Conseil des Communautés avait été invité lui même aux assises nationales de ces organisations et s'y était fait représenter. Ces échanges de délégations traduisent clairement une réalité : la communauté juive est désormais reconnue, dans le respect de sa spécificité et par toute l'opinion organisée, comme une composante de la nation marocaine. Une composante active, si l'on considère la participation juive dans la vie publique du Maroc, pays arabe et solidaire du monde arabe. Les citoyens de confession juive ne sont pas seulement électeurs, ils comptent aussi dans leurs rangs des élus, de hauts magistrats, de hauts fonctionnaires et des membres du personnel politique. Sollicitations contradictoires En trente ans pourtant, l'émigration a amputé, en plusieurs vagues, la communauté juive marocaine. C'est un fait. Un fait qui ne relève, toutefois, d'aucune mesure d'expulsion ou de coercition. Indépendant, le Maroc a reconnu l'intégralité des droits du citoyen à ses nationaux juifs, et ce, dans l'acceptation de leurs particularités religieuses et culturelles, prenant à sa charge la justice rabbinique et subventionnant l'enseignement juif. Cette attitude ne concrétise pas seulement la revendication d'égalité des droits et libertés pour les Marocains des deux confessions, formulée dès 1934 par le Comité d'Action Marocaine. Elle s'inscrit dans le droit fil de la tradition de l'Etat marocain. Mais, du côté de la minorité juive, quelle a été l'attitude vis à vis du Mouvement National ? Pour toute une série de facteurs, favorables ou négatifs, elle ne pouvait être simple, linéaire, mais au contraire, contradictoire. Enracinés depuis deux millénaires au Maroc, les juifs sont d'autant plus attachés à ce pays qu'il fut pour eux un refuge à l'heure de l'Inquisition ibérique, et qu'ils en partagent la langue et une culture qui a fortement imprégné leur propre patrimoine. Ils ont la conscience plus ou moins claire, à tout le moins diffuse, de ne pas y avoir été des «étrangers », d'y avoir leur part d'histoire, leurs lettres de noblesse... Enfin, ils témoignent un attachement traditionnel et profond à une dynastie dont les souverains, bien avant le protectorat, avaient notablement amélioré leur statut dans la cité islamique. Cela suffisait-il à l'éclosion simultanée d'une conscience nationale dans les deux communautés religieuses du peuple marocain ? Majoritaire, la communauté musulmane est passée de la conscience communautaire au sentiment national dans un cadre étatique stable, au terme de cinq siècles de luttes contre les invasions portugaise, espagnole, turque ou française. « Protégée », la minorité juive en est longtemps restée à un sentiment communautaire de terroir ; fière de sa ville, de sa kéhila. Il a fallu attendre l'époque moderne pour qu'elle se pose le problème de l'identité nationale, sous les sollicitations contradictoires de la francisation, du sionisme et du patriotisme marocain. Elle en a été tiraillée, secouée, dans des circonstances où son univers traditionnel s'effondrait, dans un pays soumis au choc de la colonisation, dans un monde bouleversé par des mutations profondes, cependant que la crise du Moyen-Orient suscitait les sympathies divergentes des communautés religieuses formant le peuple marocain. Installée par la coutume dans des fonctions économiques plus ou moins spécifiques - y compris dans le domaine agraire- la communauté juive s'est trouvée déstabilisée : économiquement par l'intrusion du capitalisme colonial, culturellement par la politique scolaire du protectorat et politiquement par la soudaineté des choix qu'elle a été sommée de faire. Des choix qui lui ont été souvent imposés de l'extérieur, y compris par des centres de décision juifs étrangers qui la considéraient comme « mineure », c'est à dire incapable de penser son propre devenir... ou comme une réserve d'immigrants. Voies et obstacles Ce processus de déstabilisation a duré de longues décennies. Durant cette période, le mouvement national marocain franchissait les diverses étapes de la lutte pour les Réformes (1930-1944), puis pour l'Indépendance (1944-1956). La lutte continuait ensuite pour la consolidation de l'indépendance, pour la démocratie et l'achèvement de la libération territoriale au Sahara (de 1956 à nos jours). Les occasions de prise de conscience politique n'ont pas manqué tout au long des crises qui ont jalonné ces années. Mais pour les juifs marocains, le choix n'était pas simple. La pente la plus aisée eut été pour un grand nombre d'entre eux la conciliation des sympathies sionistes et nationalistes... Pas très commode. Alors que l'adoption d'une position nationaliste était spontanée pour le musulman marocain, le juif cherchait quant à lui la réponse à une question cruciale : « Quelle sera ma place, celle de ma communauté, dans le Maroc indépendant » ? Il lui fallait surmonter les appréhensions classiques de toute minorité devant la perspective d'un changement brusque... Et échapper à la double propagande coloniale et sioniste assurant qu'une fois la France partie, «les Arabes reviendront à leur passe-temps favori, la razzia »... A cela sont venues s'ajouter les retombées des crises du Moyen-Orient (la provocation de Jerrada en 1948). Les juifs ressentaient le panarabisme comme une menace, redoutant l'adhésion du Maroc à la Ligue Arabe. De fait, après 1948, les nationalistes s'intéressent moins à la minorité juive. Et pour cause : la répression du général Juin pose des problèmes plus urgents. Il est vrai, d'autre part, que l'administration française laisse une complète liberté au mouvement sioniste. Les partis israéliens tiennent le haut du pavé dans les quartiers juifs. Les notables s'affrontent lors d'élections croupion aux comités des communautés ... Autant de moyens puissants pour détourner les juifs de la tentation nationaliste. Au même moment pourtant, une avant-garde lutte avec le Mouvement de libération, certaines personnalités gardent le contact avec les nationalistes, la masse reste fidèle à Mohammed V. Une avant-garde de patriotes Lancé dans les années 1930, le Mouvement national adopte dès le départ, une position correcte sur la question juive. Mais, fondé sur l'idéologie musulmane « salafia », il offre difficilement un cadre aisé au militantisme juif. C'est à travers les Fronts populaires- français et espagnol- que de jeunes juifs marocains feront leur apprentissage politique et trouveront réponse à leurs aspirations : accès à la vie politique, lutte contre le danger fasciste et l'antisémitisme colonial. La gauche socialiste et communiste est anticolonialiste, appuie les revendications marocaines. C'est par ce biais que les premiers militants juifs entreront en contact avec les nationalistes, se solidariseront avec eux lors des premières répressions et connaîtront eux-mêmes les tracasseries administratives. Le Parti communiste marocain naît en 1943 : Il compte des militants juifs parmi ses dirigeants. Il lance le mouvement syndical qui sera, pour de nombreux juifs, une école, un creuset de la fraternité dans la lutte. L'élan démocratique d'après-guerre met en mouvement des forces latentes. A l'heure où l'indépendance est posée comme objectif concret, le PCM offre des réponses claires aux minoritaires, et les entraîne à l'action syndicale et politique. En 1948 il compte environ 500 membres juifs à Casablanca, Meknès, Fès, El Jadida, Debdou, Oujda, etc. Quant aux syndicats dont l'option nationale est affirmée, ils organiseront de nombreux employés et travailleurs, l'ensemble des instituteurs de l'Alliance Israélite, et aussi les maîtres d'hébreu de l'école Em Habbanim à Fès. Si la dure répression qui s'abat après 1948 fait sentir ses effets -et alors que les envoyés de l'Agence Juive quadrillent les mellahs- des militants juifs se distingueront et paieront leur tribut : Joseph Lévy, instituteur, emprisonné et chassé de son emploi, Evelyne et Abraham Serfaty, arrêtés et exilés, etc. En 1952, l'Istiqlal et le Parti communiste sont interdits ; c'est la clandestinité la plus stricte. Procès et condamnations frappent les patriotes ; parmi eux, deux juifs peu connus, condamnés comme « incendiaires » : Benbaruk et Ayoud (Lévy Benbaruk et Salomon Ayoud (sic). Cités par Ouardighi A, d'après la presse quotidienne de l'époque, in « La grande crise franco-marocaine » Rabat 1976, p.75). Août 1953 : Mohammed V est détrôné et exilé. C'est l'heure de vérité pour l'ensemble du peuple marocain ; il faut choisir son camp. Les notables des Comités de Communautés restent passifs. La masse des juifs, bloquée pour diverses raisons, reste dans l'expectative. Mais elle ne basculera pas dans la trahison, et les coeurs demeurent fidèles au souverain légitime dont la noble attitude lui a été précieuse, durant la guerre à l'heure de l'ignoble statut de Vichy. De jeunes étudiants juifs sentent cependant le besoin de relever le défi et se lancent dans l'activité militante. Un noyau se forme (Benarroch, Cohen, Ohana, Benattar, les frères Lévy et d'autres). Leur action n'est pas vaine : le militantisme étudiant comptera une part de plus en plus importante d'éléments juifs. En Mai 1955, la quasi totalité des étudiants juifs marocains de Paris lance un manifeste revendiquant l'indépendance. De façon moins spectaculaire, des contacts se multiplient au niveau des commerçants ou des professions libérales. Des services sont rendus aux nationalistes. Certains se lient davantage au Parti Démocrate de l'Indépendance. Le Docteur Benzaken plaide la cause du Maroc devant le congrès Juif Mondial. A mesure que la lutte populaire s'intensifie dans les derniers mois de 1955, d'autres sortent de leur réserve, adhérent à l'Istiqlal ou au PDI. Au moment où tout le peuple sera dans la rue, les juifs ne seront pas absents. Mohammed V revient sur son trône ; l'indépendance est proclamée ; les droits civiques des marocains juifs sont reconnus. Le Dr. Benzaken est nommé ministre. D'antres juifs entrent dans divers cabinets ministériels, écrivent dans la presse des partis, participent à la réorganisation syndicale. Une association, «Al Wifaq » (l'entente) se donne pour objet l'intégration de la minorité juive à la vie publique. Personnalités et rabbins sont nommés à l'Assemblée Nationale Consultative. Dans la vie politique du-Maroc indépendant Depuis l'Indépendance, la participation juive à la vie publique s'est maintenue. Avec des hauts et des bas certes, mais néanmoins de manière effective : avec le pouvoir, ou dans l'opposition. L'histoire a fait qu'une majorité de juifs a émigré. Mais ceux qui sont restés ont conservé l'intégralité de leurs droits, et ont pu défendre politiquement leurs spécificités chaque fois que des facteurs négatifs sont apparus. Deux réalités sont tangibles : malgré les départs, la masse du peuple, comme les institutions, considèrent les juifs comme citoyens marocains à part entière et la diaspora marocaine reste, pour l'essentiel, attachée au pays natal. Avec la bataille du Sahara et le processus de démocratisation, la participation des juifs à la vie nationale s'est affirmée. Car la lutte de libération du Maroc n'est pas terminée. Lorsqu'il a fallut libérer le Sud marocain de l'occupation espagnole, les juifs se sont mobilisés, à l'unisson de tout le peuple : inscriptions nombreuses pour la Marche Verte, missions d'explication du Conseil des Communautés à travers le monde, messages de soutien de communautés émigrées... Cette mobilisation a eu son prolongement dans la vie démocratique lors des élections de 1976-77 : de multiples candidatures juives dont certaines ont connu le succès (deux élus à Casablanca, un indépendant et un PPS). Plus près de nous, les émigrés ont pu participer aux récents réferenda constitutionnels. La présence de tout le Mouvement national au dernier Congrès des Communautés était une nouvelle consécration de cette vérité : le judaïsme marocain est bien une partie spécifique, mais intégrante, de la nation marocaine. * Contribution au numéro spécial « Les Sépharades et la paix » publié par Perspectives Nouvelles, Edition française de New Outlook revue pacifiste israélienne. Tel Aviv. 1981.