«España - Marruecos : Heridas sin cicatrizar» (Espagne-Maroc : plaies non cicatrisées) est le titre d'un essai sociologique qui vient de paraître en espagnol à Madrid. Ecrit par le journaliste-sociologue marocain, Mohamed Boundi, l'ouvrage décortique le discours des médias espagnols sur le traitement de la question marocaine et explique les causes qui motivent la persistance dans le temps et dans l'imaginaire collectif espagnol d'un ensemble de préjugées, stéréotypes et images déformées de la société marocaine. (Suite p. 111-128) A l'issue une longue parenthèse sanguinaire, le Protectorat espagnol est entré dans la dynamique du colonialisme politico-administratif. Il est surprenant de constater que le gouvernement républicain, formé en octobre 1931 par Manuel Azania, avait maintenu intacte la structure militaro-administrative en place avec en tête les mêmes responsables et hauts fonctionnaires, qui furent nommés par le général Primo Rivera. Comme le rapportait Francis Mellor, correspondant du journal britannique The Morning durant la Guerre Civile, La Seconde République n'avait absolument introduit aucun changement au schéma général du Protectorat contrairement à la volonté manifestée par les républicains. En dépit de cette attitude, la population de Tétouan avait commémoré l'anniversaire de la proclamation de la Deuxième République, el 14 avril 1931, aux côtés des syndicalistes en exhibant les couleurs marocaines dans une marche au centre de la ville. La reprise du pouvoir par la gauche, grâce au triomphe du Front Populaire aux élections de février 1936, n'a pas conduit non plus à des purges dans les rangs des militaires détachés au Protectorat, une décision qui avait permis de perpétuer la doctrine africaniste. De nombreux officiers, tel le lieutenant-colonel Juan Yagüe Blanco, un antirépublicain déclaré, se sont maintenus à leurs postes de commandants des Forces régulières et de la Légion. Les généraux, qui aspiraient à renverser le régime républicain du Front Populaire (février – juillet 1936), se rebellèrent en recourant de manière décisive aux Forces Régulières comme instrument dans la solution des problèmes internes de l'Espagne. Dans un ton allégorique, Lemuel J. écrivait dans un essai intitulé « Guerre Civile et écrivains étrangers »: « Une fois de plus, les moros étaient arrivés jusqu'aux Pyrénées, mais à présent comme des défenseurs de l'Eglise ». Les réguliers ont acquis la réputation d'être des guerriers tenaces durant la mutinerie de l'armée d'Afrique puisqu'ils ont été placés au devant des bataillons comme le fer de lance des opérations les plus risquées. L'occupation par les contingents des Réguliers des aérodromes de Melilla et de Tétouan, le 17 juillet 1936, fut un acte clé dans la succession par la suite des événements de la Guerre Civile. Deux jours plus tard, Franco s'est présenté à Tétouan pour assumer le commandement de cette armée. Il a traversé immédiatement le Détroit de Gibraltar, à la tête des Réguliers marocains pour diriger l'insurrection de l'armée et entraîner, par la suite, toute l'Espagne dans la guerre civile. Dés le début de cette guerre, une grande campagne de recrutement de combattants marocains a été mise en marche. L'administration du Protectorat n'a eu aucune difficulté de réunir des candidats pour l'enrôlement dans l'armée de Franco. Dans cette circonstance, nous citons trois facteurs essentiels qui justifient la présence de combattants marocains dans le camp des insurgés : les mauvaises récoltes dans le Rif, une bonne paie pour le soldat et des vivres pour sa famille, et, un climat de répression contre la population autochtone qui régnait dans la zone, note l'historiographe de Tétouan Mohamed Ben Azzouz, dans son ouvrage (trad.) « L'attitude des moros face à la mutinerie » (Algazarra, 1997). Il est évident que les raisons fondamentales du recrutement des marocains étaient surtout d'ordre économique comme le signale l'historienne espagnole Madariaga dans la page 168 de son ouvrage « Les moros que Franco a emmenés » : « les indigènes (de 16 à 50 ans) viennent en Espagne sans enthousiasme bien qu'ils leur eurent dit qu'ils allaient tuer des juifs et qu'ils leur restitueront la mosquée de Cordoue après la reconnaissance de l'indépendance du Maroc ». Ce que tout chercheur ou historien peut retenir en fin de compte de l'enrôlement forcé ou volontaire des rifains dans la Guerre Civile est qu'entre 65.000 et 85.000 marocains furent conduits sous le commandement de Franco dans la péninsule ibérique. Le total des morts et blessés dans leurs rangs, durant les 31 mois de la Guerre Civile, pourrait atteindre 30.000 victimes. Dans le but d'arborer l'esprit militaire africaniste, Franco a créé pour sa propre protection un corps symbolique, la « Guardia mora » (la garde maure), dont ses éléments étaient vêtus de costumes typiques. Appuyé par l'armée d'Afrique, Franco (également désigné comme généralissime et Caudillo) et ses adeptes se présentaient comme les dirigeants d'une nouvelle nation et durant toute la période qu'a durée la dictature, les généraux franquistes contrôlaient de main de fer la vie politique. Le Caudillo promettait dans un discours, repris par Balfour dans la page 575 de son ouvrage « Accolade mortelle » cité ci-haut : « Récupérer pour l'Espagne sa véritable identité, que seuls eux, situés hors d'elle, pouvaient garantir parce que (...) leur mission était de reconquérir l'Espagne des mains d'un nouvel ennemi, 450 ans après l'expulsion des moros ». Les campagnes de mobilisation de marocains sous les drapeaux de l'armée rebelle n'ont pas eu cependant l'enthousiasme désiré dans le Rif, raison pour laquelle les franquistes tentaient de recruter des combattants du protectorat français, à Sidi Ifni et au Sahara, rapportait La Dépêche Marocaine du 29 décembre 1936. De nombreux rifains devaient se refugier dans la zone sud ou en Algérie de peur d'être conduits de force à la péninsule, notait de son côte le quotidien d'obédience socialiste El Sol, le 31 décembre de la même année. De même, des villes telles Larache et Chefchaouen, ont connu fin novembre et début décembre 1937, des émeutes contre le recrutement obligatoire des marocains et la rareté de produits alimentaires faute de main d'œuvre masculine pour le travail des champs, a signalé Radio Salamanca dans une émission diffusée le 4 mars 1937. Les nouvelles qui ne cessaient d'assaillir la population en rapport avec les victimes dans les rangs des Réguliers marocains utilisés comme chair à canon, le rapatriement de rifains mutilés, et, la dégradation des conditions de vie des ménages sans hommes ont dissuadé la population de soutenir l'armée de Franco. D'autant plus, Abdelkrim Al Khattabi a exprimé son opposition, à partir de son exil, au recrutement des rifains, comme l'a affirmé son frère le Dr Omar Al Khattabi, cité par l'historienne espagnole Madariaga dans son ouvrage « Les moros que Franco a emmenés ». Pour pouvoir embarquer à destination de la péninsule des soldats marocains, le commandement de l'armée d'Afrique a recouru à des méthodes coercitives tels le regroupement des récalcitrants dans des camps de concentration ou l'obligation par décret de se soumettre aux ordres des franquistes, rapportait le quotidien de gauche El Mundo Obrero, le 25 septembre 1936. L'administration du Protectorat a ainsi arrêté à Tétouan le leader des nationalistes marocains et d'ex-compagnons d'armes d'Abdelkrim Al Khattabi. Certains qabilats du Rif ont manifesté leur résistance au recrutement forcé des hommes qui luttaient contre l'armée espagnole dans les années 20. D'autres ont été la scène de manifestations contre l'enrôlement pur et simple dans l'armée franquiste, écrivait El Sol du 1 er octobre 1936. Ce qui est pourtant certain est qu'il y a eu également des rifains qui luttaient dans les rangs des républicains contre Franco, une donnée qui n'est pas mentionnée avec ardeur dans les écrits de l'époque, note Francisco Sanchez Ruano dans on ouvrage (trad.) « Islam et guerre Civile Espagnole: moros avec Franco et avec la République" (Plaza, 2004). Il est surprenant aussi de relever que le Maroc a tardé 70 ans avant de demander officiellement la réparation pour les préjudices causés aux familles des soldats marocains dans la Guerre Civile. Dans une dépêche de l'agence Maghreb Arabe Presse, diffusée le 27 janvier 2010, nous lisons : « Le gouvernement (marocain) croit que le moment est venu pour que justice soit rendue à ces combattants et à leurs ayants-droit, notamment en ce qui concerne l'amélioration de leurs conditions matérielles ». Lors d'une séance de contrôle du gouvernement, le ministre marocain des affaires Etrangères et de la Coopération, Taieb Fassi-Fihri, a déclaré le 27 janvier 2010 devant le parlement : « Le Maroc invite l'Espagne à une nouvelle lecture audacieuse de la mémoire commune, dans la sérénité et loin de tous préjugés, selon une démarche scientifique pour éclairer les zones d'ombre de ce pan d'histoire commune ». Faute de profondes investigations du côté marocain sur les préjudices causés par la Guerre Civile, les statistiques apportées par le gouvernement de Rabat quant au bilan des morts et blessés dans les rangs du contingent rifain corrobore les grandes pertes en vies humaines dans la mesure où entre 100.000 et 130.000 marocains auraient participé dans ce conflit, un chiffre qui dépasse de loin les 80.000 soldats que les sources espagnoles mentionnent souvent. Les autorités de Rabat révèlent cependant que près de 9.000 mineurs ont été recrutés par les insurgés de Franco, un détail qui est resté dans l'oubli dans les chroniques espagnoles. Se basant sur des statistiques officieuses et le recensement d'orphelins qui peuplaient les zones rifaines à la fin des années 30 du précédent siècle, la grande partie des études et travaux de recherche signalent près de 50.000 marocains qui auraient été tués dans le champ de bataille, a noté Ignacio Alcaraz Canovas dans son étude (trad.): « Le Maroc dans la Guerre Civile espagnole: les sept premiers jours de la mutinerie et ses conséquences » (Plaza, 2006). Jusqu'à fin 2010, ont été recensés 1.350 ex combattants encore en vie au Rif et 600 autres dans les provinces du Sud du Maroc. Les sources officielles ne font pas mention cependant du bilan global de la Guerre du Rif, qui a duré près d'une décennie lors de laquelle était intervenue l'aviation dans la tentative de réduire la guérilla dirigée par Abdelkrim Al Khattabi et bombarder de manière indiscriminée des civils avec des gaz toxiques. Avec la fin de la Guerre du Rif, le Protectorat sur le nord du Maroc est entré dans la phase de colonisation à travers la réalisation de projets d'infrastructure sous la supervision des militaires qui vont concerner les mines, les transports, les routes, l'habitat, l'énergie électrique, l'agro-industrie, les chemins de fer, etc. La quasi-totalité du budget assigné par le gouvernement espagnol au Protectorat sous la rubrique « Action au Maroc » était utilisée à des fins militaires alors que l'activité économique servait à garantir le bien-être des militaires et colons espagnols dans la zone. Le nationalisme dans le Nord du Maroc était de son côté embryonnaire et optait pour la résistance pacifique. Il était dirigé par le Parti des Réformes Nationales (PRN) d'Abdelkhaleq Torres et du Parti de l'Unité Marocaine (PUM) de Mekki Naciri. Avant de clore cette partie consacrée à la Guerre du Rif et à l'enrôlement forcé des marocains dans l'armée franquiste durant la Guerre Civile d'Espagne, il est utile de souligner que le contenu de certaines publications de chercheurs, écrivains, professeurs universitaires et journalistes sur le Maroc éditées peu après la mort de franco, se distingue totalement de la littérature pittoresque et patriotique de la première moitié du siècle. Nous nous référons aux auteurs d'essais sur la Guerre du Rif, belliciste et anti-pédagogique débordants de chauvinisme, de fausses victoires militaires et récits d'héros inexistants pour atténuer l'impact du grand désastre militaire. Une nouvelle génération d'intellectuels espagnols s'efforce de démanteler la vieille doctrine de l'identification idéaliste avec l'environnement marocain encouragée jadis par les africanistes et la presse militaire. Depuis les années 90 du siècle précédent, nous avons répertorié certaines œuvres éditées dans le sens de rétablir la vérité historique et combattre les écrits qui s'alimentent de l'africanisme. Nous citons spécialement « Historia secreta de Annual" (1999) de Juan Pando; « Annual 1921: el desastre de España y del Rif" (1996) de Manuel Leguineche (1996); “Abrazo mortal" (2002) de Sebastian Balfour ou “Del Rif a Yebala" (2001) de Lorenzo Silva. Il s'agit de quelques ouvrages qui sont édités en vue de combler un vide bibliographique en relation avec des faits historiques qui pèsent encore sur la conscience populaire. D'autres écrivains se sont rebellés contre le mythe de l'empire colonial que les africanistes ont créé uniquement dans leur imaginaire. Deux essais historiques, « El imperio que nunca existio » (l'empire qui n'avait jamais existé) et « Los moros que Franco trajo « (les moros que Franco a emmenés) dénoncent les velléités et l'angoisse coloniales de Franco et ses généraux de vouloir créer à tout prix un empire en Afrique. En résumé, le protectorat espagnol sur le Nord du Maroc a été marqué durant 44 ans, par la forte présence de l'armée dans la vie sociale de telle sorte que toute initiative politique a été dirigée par et faveur des intérêts des Hauts Commissaires. En dépit de son caractère colonial, le protectorat a eu une grande influence sur l'histoire de l'Espagne pour l'insurrection d'une armée formée dans la zone nord du Maroc. La grande partie des officiers insurgés, qui se sont révoltés en juillet 1936 contre le gouvernement du Front Populaire, sont sortis des rangs de l'armée africaniste et ont dirigé jusqu'à la fin de la Guerre Civile les opérations militaires contre les Républicains. Durant quarante ans, ils se sont accaparés le pouvoir jusqu'à la mort de Francisco Franco qui s'appuyait sur la « Guardia Mora », une garde rapprochée formée de réguliers marocains et d'unités de mehallas khalifiennes. Le déficit en termes d'infrastructures a condamné le nord du Maroc à un sous-développement chronique. La zone se trouve une fois encore, à l'avènement de l'indépendance, à la merci des circonstances politiques et son développement économique dépendait des transferts des immigrés en Europe et des investissements effectués par l'administration centrale. Pour l'insuffisance des équipements de base hérités du Protectorat, le bas indice de l'urbanisation et la quasi-absence de services sociaux et sanitaires, le bilan de la présence espagnole dans la zone était très pauvre à l'indépendance du Maroc. La situation des services éducatifs et de la santé publique était dégradée alors que l'extension des voies ferrées ne dépassait guère 200 kilomètres. Le réseau routier était constitué de voies étroites et pistes improvisées pour faciliter les connexions entre les douars isolés et cabilats dans les zones montagneuses. Au plan social, le protectorat était marqué par une forte concurrence pour les postes de travail entre colons et autochtones dans la plupart des activités professionnelles, y compris le petit commerce, l'artisanat, les travaux de construction et le transport de marchandises. Un prolétariat local s'est constitué comme conséquence de l'incorporation des ruraux aux activités corporatives aux centres urbains et á l'économie monétarisée. En dépit de l'exode rural qui avait accompagné les nouvelles activités économiques créées dans les polygones industriels et nécessitant une nombreuse main d'œuvre (industrie minière, sidérurgie, textile et bâtiment), seuls 18% de la population vivait dans les zones urbaines jusqu'en 1956. Les périmètres urbains des villes de Tétouan, Larache, Chefchaouen, Nador, Alcazarquebir et Assilah se sont étendus alors que la marge de l'économie de subsistance s'est rétrécie dans les revenus des ménages. A suivre ...