Quand Chakib Benmoussa, le ministre marocain de l'Intérieur, a réuni la presse mercredi 20 février pour annoncer le démantèlement d'un dangereux réseau terroriste, peut-être croyait-il que cela passerait comme une lettre à la poste. Le "paquet" était pourtant très gros… Depuis trois semaines, plusieurs journalistes, juristes et chercheurs affichent leur perplexité quant aux ressorts et rebondissements de l'"affaire Belliraj", peu enclins à se contenter d'une version officielle souffrant d'"incohérences"… Ce qui n'a pas manqué d'irriter le porte-parole du gouvernement, Khalid Naciri. Complexe et fracassant, le dossier a en tout cas provoqué du remous dans l'opinion, et un petit séisme dans le milieu politique du royaume. Selon les enquêteurs marocains, le réseau, démantelé via l'arrestation de trente-cinq personnes aux profils hétéroclites (du gardien de voiture au pharmacien, du policier au gérant d'hôtel, du militant socialiste au correspondant d'Al Manar, la chaîne du Hezbollah libanais…) aurait des liens avec Al Qaïda, le Groupe islamique combattant marocain (GICM) et l'ancien Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC algérien, devenu branche d'Al Qaïda pour le Maghreb islamique). Ses cibles potentielles restent imprécises, mais l'arsenal découvert à Casablanca et Nador -kalachnikovs, pistolets mitrailleurs…- pourrait constituer la plus grosse saisie d'armes du Maroc. "Le visage lisse et légal d'une structure clandestine et armée" Il aurait été créé à Tanger en 1992, et principalement financé par de l'argent issu de hold-up (casse historique de la Brink's au Luxembourg en 2000) puis blanchi dans des projets touristiques et immobiliers entre Marrakech, Casa, Agadir et Fès. Son chef présumé s'appelle Abdelkader Belliraj, un Belgo-marocain de 50 ans, à qui la police marocaine attribue six assassinats politiques en Belgique fin des années 1980, jusqu'ici non élucidés, et qui aurait aussi été un informateur de l'Etat belge. Au Maroc, le choc vient surtout de la présence, parmi les prévenus, de trois leaders de partis islamistes réputés modérés (Mustapha Moâtassim, Mohamed Amine Regala et Mohamed Merouani): c'est une "première" depuis le début de la lutte antiterroriste en 2003, a relevé le quotidien marocain Le Soir. Ils représenteraient le visage lisse et légal d'une structure clandestine et armée visant la déstabilisation du régime. L'idée est loin de convaincre partout. Certes, eux, de même qu'Abdelkader Belliraj, ont appartenu un temps à la Chabiba islamiya, mouvement islamiste des années 1970 à tendance révolutionnaire (impliquée dans le meurtre en 1975 du militant de gauche Omar Benjelloun, compagnon de Mehdi Ben Barka). Mais ils l'avaient quittée, puis avaient "définitivement rompu avec la radicalité depuis 1990", rappelle l'islamologue Mohamed Darif: "Ils sont aujourd'hui plus proches de la gauche démocratique que des islamistes." Le chercheur note, en outre, des "omissions" et "erreurs" dans la version officielle sur les parcours politiques des prévenus. Dans un tel flou, on rappelle que les "liens avérés" entre les prévenus et le réseau, encore plus Al Qaïda, restent à démontrer, et que la défense n'a toujours pas accès au dossier. Un juriste s'indigne que "la présomption d'innocence a été bafouée" dans les déclarations gouvernementales et organes de presse dits "officiels" (l'agence de presse MAP aurait annoncé une arrestation avant même qu'elle ait lieu…). On pointe le caractère précipité et moyennement légal de la dissolution sur décret du petit parti islamiste Al Badil al hadari (Alternative civilisationnelle), sans attendre que la justice ait pipé mot. "Des preuves, et non des aveux arrachés sous la torture" Les médias exigent des preuves, "et non des aveux, habituellement arrachés sous la torture quand il s'agit d'affaires de terrorisme", lance TelQuel, qui s'étonne: comment diable les service n'ont "rien signalé depuis seize ans"? Et l'hebdomadaire, jugeant l'explication d'un démantèlement "par hasard" un peu mince, d'ironiser: "Difficile d'imaginer que le système de renseignement du puissant ministre de l'Intérieur, Driss Basri, soit passé en 1992 à côté de la création d'un réseau terroriste." Enfin, les racines idéologiques présumées du réseau Belliraj, où se mêleraient accointances avec le salafisme djihadiste d'Al Qaïda et le chiisme du Hezbollah, paraissent improbables aux yeux des spécialistes. Conclusion de TelQuel: "Les journalistes restent sur leur faim. Le joker du 'secret de l'enquête' est brandi à chaque question gênante." Plus radical, le Journal hebdomadaire, auteur, selon ses termes, d'une "contre-enquête", affirme que l'"énormité des accusations (…) est franchement bancale": "Les autorités belges sont d'ailleurs tout aussi perplexes." En Belgique, effectivement, la démarche unilatérale de l'enquête marocaine sur les ramifications belges du dossier Belliraj agace. "Dommage pour la crédibilité générale des choses", lit-on dans La Libre Belgique. A l'heure où polices et services du Maroc et de Belgique, mais aussi le FBI et la CIA planchent sur le sujet, et alors que le procès n'a pas commencé, aucune conclusion n'est possible. Mais une hypothèse se détache, le Journal hebdomadaire l'analyse ainsi: "Un grossissement volontaire de cette affaire (…) alors que le PJD (Parti de la justice et du développement) semble renouer avec un ton très critique (…) rappelle à s'y méprendre la tentative avortée de l'Etat pour décrédibiliser les islamistes modérés (PJD en tête) au lendemain des attentats du 16 mai." Pour Mohamed Darif, "il faut attendre, et s'attendre à tout".