Le Royaume du Maroc a su tisser au fil des ans, un réseau d'amitiés précieuses, au cœur même des cercles du pouvoir. Aux États Unis, en Europe et partout dans le monde. Trente millions de dollars. Un chiffre qui donne le tournis. C'est, d'après un article signé par Ian Williams dans le quotidien britannique The Guardian, la somme qui aurait été dépensée par le Maroc dans le lobbying aux Etats-Unis pour promouvoir son plan d'autonomie des provinces sahariennes. Le Moroccan American Policy Center (MAPC), organisation non-lucrative pro-marocaine aux USA, aurait ainsi dans ce but, d'après le même journaliste, recruté plusieurs lobbyistes qui ont notamment défendu la politique israélienne et la guerre en Irak au sein des cercles de pouvoir américains. Pas moins de 168 membres du Congrès américain ont de la sorte signé une pétition demandant à la Maison-Blanche de soutenir la proposition marocaine à l'Organisation des Nations Unies, (présentée le 11 avril 2007 à Ban Ki-moon), sous l'argument choc (en ces temps de guerre anti-terroriste) que le plan en question est l'unique moyen d'empêcher Al Qaïda de prendre racine au Maghreb en profitant du climat d'instabilité engendré par le conflit Maroc-Front Polisario. « On peut aisément affirmer que 160 parmi ces congressmen n'avaient jamais entendu parler du Sahara Occidental un mois auparavant. Si lesdites personnes se sont précipitées de la sorte pour signer une lettre ayant trait à la politique étrangère, vous pouvez être sûr qu'il y a un gros travail de lobbying derrière », écrit en substance Ian Williams. La contre-pétition du Polisario n'aura, elle, recueilli qu'une cinquantaine de signatures. Un « scoop » repris aussitôt et commenté en long et en large par la presse algérienne, sans grande surprise. Info ou intox ? D'autres organes de presse parlent carrément, pour leur part, de guerre froide à Washington par cabinets de lobbying interposés. Quelle crédibilité accorder à tout cela ? Ce qui est sûr, c'est qu'il est pour le moins difficile de vérifier ces assertions, tant il est vrai que le travail de lobbying est, par essence, discret et informel. Ceci dit, l'existence d'un lobby pro-marocain au pays de l'Oncle Sam est désormais un secret de Polichinelle. Sénat, Maison Blanche, Département d'Etat, Etat Major, ONU… Le Maroc a en effet su tisser au fil des ans un réseau d'amitiés précieuses au cœur même des cercles du pouvoir américain. Un réseau si vaste et si solide que les positions marocaines sont aujourd'hui indéniablement bien défendues au sein des instances décisionnelles américaines et onusiennes. Intégrité territoriale, défense de l'image d'un Maroc stable politiquement, socialement et économiquement, d'un Maroc de traditions et de progrès… tout y passe. Preuve s'il en faut de l'efficience de ce colossal travail d'influence, le soutien outre-Atlantique au Royaume chérifien ne s'est jamais démenti ou n'a été mis à mal à ce jour, et ce malgré les changements de gouvernements successifs. Et il faut croire par ailleurs que les pétrodollars sonnants et trébuchants dont Alger arrose ces défenseurs n'y font pas grand chose, si l'on prend le cas précis du délicat dossier du Sahara. Mais qui sont véritablement les lobbyistes pro-marocains ? Comment agissent-ils ? « Le lobby pro-marocain n'est pas, à ma connaissance, un lobby structuré comme c'est le cas par exemple pour le lobby pro-israélien. Ce sont davantage des gens de pouvoir dispersés ici et là, qui apprécient le Maroc pour des raisons ou des intérêts divers et variés et prennent position en sa faveur à chaque fois que l'occasion se présente ou qu'on leur demande, chacun dans sa sphère propre. Ceci dit, à Washington, il existe des lobbys professionnels, déclarés et rémunérés en tant que tels et agissant dans un cadre légal, strict et réglementé », explique Gabriel Banon, conseiller économique spécialisé en géo-politique auprès de chefs d'Etat. Les lobbys professionnels dont parle l'ex-conseiller de Yasser Arafat et de Pascal Lissouba sont en général des cabinets d'avocats ayant pignon sur rue qui interviennent à la demande de gouvernements étrangers ou autres. Parmi les cabinets de lobbying renommés avec lesquels le Maroc a signé des contrats en bonne et due forme, on peut ainsi citer le cabinet Tew Cardenas, chargé, fin mars 2007, par le Moroccan American Center for Policy de promouvoir le Maroc auprès des responsables politiques américains moyennant une rémunération de 15.000 dollars par mois. Côté plus officieux si l'on peut dire, aux Etats-Unis, certains sénateurs sont clairement connus pour être acquis aux positions marocaines. On peut ainsi citer, entre autres, Allard Wayne (républicain), Robert Byrd (démocrate), Michael Enzi (républicain), Chuck Hagel (républicain), Robert Casey (démocrate) et Christopher Dold (démocrate). Ou, dans le gouvernement, Eagle Burger, secrétaire d'Etat sous l'administration de Bush Senior, l'ex-président Bill Clinton et son épouse Hillary, Al Gore (ex vice-président de 1993 à 2001) ou encore l'ex- secrétaire d'Etat aux Affaires étrangères (1973-1977) et prix Nobel de la paix Henri Kissinger. C'est dire si, en Amérique du Nord, le lobbying est monnaie courante, admise, assumée et affichée avec plus ou moins de transparence. Ainsi, les lobbyistes professionnels, dûment enregistrés, doivent respecter un code de conduite pour pouvoir exercer leur profession au Congrès par exemple, instance à laquelle ils remettent en outre des comptes-rendus trimestriels détaillés sur leurs activités. En revanche, en Europe notamment, c'est loin d'être le cas. Le lobbying y est encore assimilé à du trafic d'influence ou à de la corruption. A une sorte de pratique de couloir (lobby est tiré justement du nom d'une antichambre du parlement britannique destinée au vote des députés à une certaine époque) clandestine et anti-déontologique. Il faut dire que la frontière entre ces pratiques est encore perçue comme floue et fragile. Et ce malgré la mise en place de chartes déontologiques régissant la profession de conseil en lobbying, comme c'est le cas en France depuis quelques années (l'exercice de la profession est toutefois strictement incompatible avec tout mandat politique électif national ou européen, tout emploi salarié dans la fonction publique nationale, communautaire ou internationale). Quoi qu'il en soit, en général, en Europe ou ailleurs, pour éviter de se faire coller l'étiquette peu envieuse de soudoyeurs en force, les lobbys pro-marocains qui ne désirent pas être catalogués comme tels revêtent les masques plus subtils de club d'amitié mixtes et autres associations non-lucratives de coopération « socio-culturelle ». « Mais, de toutes les façons, le véritable lobbying, le plus efficace, est informel », nous dit Gabriel Banon. Plus discret tu seras, plus de bénéf' tu en tireras. Et cela, le Maroc l'a vraisemblablement bien compris. Le calcul est en fait élémentaire. Qu'est-ce qui rapporte le plus ? Un groupe de pression déclaré, qui, contre argent liquide, agira ponctuellement en votre faveur, auréolé d'une image peu flatteuse de “mercenaire” ? Ou des promoteurs subtils, permanents de surcroît, qui continueront à vous défendre et pas seulement en cas de mauvaise passe ? L'écho du second est sensiblement meilleur. Il est néanmoins difficile de croire, et c'est légitime, que les lobbyistes officieux ne reçoivent aucune contrepartie du Maroc. Là encore, rien ne le prouve, surtout si les récompenses et autres présents sont versés en nature : (réceptions grandioses, séjours individuels, vacances en famille, traitement de faveur au Maroc, aide à l'investissement ou à la résidence, etc), cadeaux précieux… Mais tous les défenseurs du Maroc ne le font pas forcément par intérêt. Ainsi, et même si nombre d'analystes confinent le vrai lobbying à la politique stricto-sensu, reléguant l'action de promotion du pays auprès ou par- des hommes d'affaires, d'art ou de culture à du marketing, force est de constater que nombre de Marocains du monde font du lobbying sans le savoir. Il en va ainsi de certaines célébrités natives du Maroc, comme les humoristes et comédiens Gad El Maleh ou Djamel Debbouz. A eux seuls, ils ont probablement réussi à vendre mieux que n'importe quel officiel le Maroc « terre de paix, de tolérance, d'ouverture et de modernité », de Washington à Bruxelles en passant par New-York et Paris. De même pour la diaspora juive marocaine. Personne n'est près d'oublier l'image émouvante de la New-Yorkaise d'origine marocaine Lilliane Shalom, vice-présidente du Rassemblement du Judaïsme marocain, saluant, les larmes aux yeux et la voix tremblante d'émotion feu Hassan II lors d'une réception donnée par le défunt en l'honneur de la communauté judéo-marocaine à New-York à la fin des années 90. Plus de 60 ans après l'exode massif des juifs marocains vers Israël, le Canada, les Etats-Unis et dans une moindre mesure l'Europe, ceux-ci sont toujours et majoritairement fortement attachés à la terre qui les a vu naître. On comprend que les quelques 300.000 juifs marocains qui ont quitté le Maroc depuis 1947 seulement et leurs milliers de descendants ne comptent pas, fût-ce numériquement, pour du beurre. D'autant plus que nombre d'entre eux occupent des postes clés au sein des plus hautes sphères du pouvoir ou du monde des affaires, aussi bien en Amérique, en Israël (Raphaël Edri, Amor Shaoul, Yitzhak Navon, Asher Ohana, David Lévy, Shlomo Ben Ami, pour ne citer qu'eux) qu'un peu partout à travers le monde. Mais n'est pas lobbyiste qui veut ! Comme le souligne Gabriel Banon : « Pour pouvoir exercer une influence auprès des grands responsables américains, il faut soi-même avoir un certain poids. On a tendance à oublier que beaucoup de membres de la diaspora judéo-marocaine sont de simples citoyens. Mais, dès qu'ils peuvent, ils parlent en bien de leur pays natal et suscitent par leurs éloges des voyages touristiques, vendant sans le savoir la destination Maroc. C'est déjà pas mal ! ». D'ailleurs, qui nierait que de nos jours, toutes les sphères (économique, politique ou culturelle) se rejoignent et s'influencent d'une manière ou d'une autre ? Mais, concernant ce cas particulier de la diaspora juive marocaine dans le monde, n'y-a-t-il pas une part d'irrationnel dans leur amour viscéral et sans concessions pour le Maroc ? « Il y a toujours une part d'irrationnel dans le cas des juifs marocains. Personnellement, je me sens animé d'un sentiment de devoir envers ma terre natale mais, si je la défends avec autant de verve et d'enthousiasme chaque fois que l'occasion m'est donnée, c'est parce que je suis en grande partie convaincu que le Maroc est un pays exemplaire, le plus tolérant du monde arabe, un pays indéniablement ouvert, en route vers la démocratie et amené à devenir un grand Etat dans la sphère africaine », se défend Gabriel Banon en conclusion. Personne à ce jour n'a évalué exactement le pouvoir et l'impact de ces travailleurs de l'ombre. Mais, une chose est incontestable : ces réseaux de soutien souterrains constituent, chacun à son échelle et selon ses moyens, une aide précieuse aux ambassadeurs attitrés du Maroc officiel. Ce dernier les estime-t-il à leur juste valeur ?