Après Mogadiscio, Kismaayo. Les combattants islamistes ont perdu la dernière grande ville qu'ils contrôlaient en Somalie. A l'approche des troupes éthiopiennes et de celles du gouvernement fédéral de transition (GFT), lancées à leurs trousses depuis la chute de Mogadiscio, vendredi dernier, les islamistes ont déserté sans combattre le grand port du Sud dans la nuit de dimanche à lundi. Comme dans la capitale, ils ont préféré épargner un bain de sang à la population, cédant face à la puissance de feu adverse. D'après les autorités somaliennes, les 2 000 à 3 000 islamistes en fuite auraient pris la direction de la frontière kenyane, notamment la région escarpée de Buur Gaabo que les Somaliens surnomment déjà Tora-Bora, en référence à la montagne afghane où s'était retranché Oussama ben Laden, avant de filer entre les doigts de l'armée américaine en décembre 2001. La chasse est loin d'être terminée : les islamistes ont juré, avant de quitter Kismaayo, de combattre l' «envahisseur éthiopien» en menant une guérilla sans relâche. Ils comptent ainsi prendre date pour l'avenir, lorsque la population se soulèvera contre les Ethiopiens. «La guerre sera terminée quand nous aurons chassé ou capturé les terroristes internationaux», a répondu hier le Premier ministre somalien, Ali Gedi. Kismaayo était la base principale des shebab («jeunes»), l'aile la plus dure des Tribunaux islamiques. Cette organisation salafiste regroupe les plus radicaux des islamistes somaliens : Adan Ayro, Hassan Turki, Mokhtar Robow (alias Abou Mansour), Ibrahim Haji Jamaa al-Afghani, Ahmed Abdi Gadami, etc. Démesuré. D'après un expert, ils seraient 600 à 800 combattants bien entraînés, dont certains ont fait un passage dans les camps d'entraînement afghans, du temps du jihad antisoviétique ou, plus souvent, sous les talibans. A la fois force d'élite du régime des Tribunaux islamiques et commissaires politiques, ils pesaient un poids démesuré dans le régime islamique, qui a régné à Mogadiscio de juin à décembre. C'est eux aussi qui prenaient en charge les combattants étrangers, dont beaucoup d'Oromos (ethnie musulmane d'Ethiopie) mais aussi des Arabes, des Soudanais, des Afghans, des Pakistanais et quelques Occidentaux, venus rejoindre le nouveau front du jihad mondial. «Après une nuit à Mogadiscio, ils étaient envoyés à Kismaayo, pour y recevoir un entraînement», ajoute l'expert. Dans la ville portuaire, la présence des radicaux avait fini par peser lourdement sur la population : non seulement, il était interdit de mâcher du qat, comme à Mogadiscio, mais même la cigarette était proscrite. Surtout, l'un des trois membres d'Al-Qaeda recherchés par Washington en Somalie semblait avoir des liens étroits avec les shebab. Il s'agit de Tareq Abdallah, alias Abou Talha al-Soudani, suspecté d'avoir financé l'attentat raté de Mombasa, sur la côte kenyane, en novembre 2002 contre un avion israélien et une attaque suicide contre un hôtel touristique, le même jour, dans la même ville. Base à Djibouti. C'est cette proximité, entre un cadre financier d'Al-Qaeda, qui a longtemps gravité entre Dubaï et la Somalie et les shebab et qui a pu faire dire au département d'Etat américain, il y a trois semaines, que les Tribunaux islamiques somaliens étaient «sous la coupe d'Al-Qaeda». Une déclaration qui ne rend pas compte de la complexité du phénomène des Tribunaux islamiques somaliens, ni de leur enracinement profond. Washington soupçonne deux autres membres d'Al-Qaeda d'être présents en Somalie. Il s'agit de Saleh Ali Nabhan Salah, un Kenyan recherché lui aussi pour les attentats de Mombasa, et de Fazoul Abdallah Mohamed, un Comorien qui aurait participé aux attentats meurtriers contre les ambassades américaines de Dar es-Salaam (Tanzanie) et de Nairobi (Kenya), en août 1998. Un journaliste somalien dit avoir vu Fazoul sur le front près de Baidoa, pendant la guerre, la semaine passée. Pour éviter la fuite des islamistes, la Ve flotte américaine patrouillerait au large de la Somalie. Washington dispose aussi d'une base aérienne à Djibouti dans le cadre de la lutte antiterroriste. Quant aux autorités kenyanes, elles disent avoir renforcé les contrôles à la frontière somalienne mais cette dernière est très longue et poreuse. Nairobi craint les retombées terroristes de l'équipée militaire éthiopienne en Somalie. Le Premier ministre somalien de transition, Ali Gedi, insiste sur les «terroristes internationaux» qui ont «perverti» et ont «trompé» les islamistes somaliens. Il cherche à laisser une porte ouverte à la négociation : il a d'ailleurs proposé une «amnistie» à «ceux qui déposeront leurs armes». Nombre de responsables politiques des Tribunaux islamiques sont issus du puissant clan des Habr Gedir, qui n'acceptera pas facilement leur assassinat, surtout par une armée étrangère. Le cheikh Hassan Dahir Aweys, président du Majlis al-Choura (assemblée non élue de 90 membres) des Tribunaux islamiques, incarne ce dilemme. Cheville. Cet ex-colonel de l'armée de Siyad Barré, militant islamiste depuis 1991, est un homme respecté à Mogadiscio, mais classé comme «terroriste international» par les Etats-Unis, qui l'ont inscrit sur la liste des plus recherchés. Ecouté des durs comme des modérés, il était la cheville ouvrière des Tribunaux. Appuyés par Washington, les Ethiopiens, qui ont manqué de le tuer à deux reprises dans les années 90, ne se priveront pas de s'en débarrasser s'ils en ont l'occasion, tout comme les combattants oromos, dont certains se terrent à Mogadiscio. Le cas Aweys divise visiblement le GFT : le Premier ministre exclut tout dialogue avec les «terroristes internationalement recherchés» ; son vice-Premier ministre, Hussein Aïdid, considère Aweys comme un «modéré». Il est vrai qu'il appartient au même clan.