Au Maroc, Internet a deux faces. Une bien propre sur elle, la vitrine officielle. Et une autre, nettement plus scandaleuse. La nébuleuse de la piraterie informatique, du sexe, de l'exhibitionnisme, mais aussi de l'expression libre et de la création artistique. Cliquez pour en savoir plus… Jeudi 12 octobre, siège d'Attijariwafa Bank à Casablanca, 9 heures. Au service informatique, la journée démarre mal, et le ramadan n'y est pour rien. Médusés, les responsables du site web de la banque découvrent découvrent sur Internet une copie conforme de leur site officiel, accessible via une adresse quasiment similaire : “www.atijariwafabank.com”. Un petit “t” en moins, et une montagne de tracas en plus. Il suffisait qu'un internaute commette une légère et très courante faute de frappe, pour qu'il se retrouve sur la vraie-fausse homepage du premier groupe financier marocain. Page sur laquelle un farceur numérique avait apposé sa drôle de signature : une bannière animée, ornée d'un gros “Boycott Israël”. En langage technique, cela s'appelle un “cybersquattage”. Une opération qui consiste à acquérir le plus légalement du monde un nom de domaine le plus proche possible de celui d'une entreprise à la notoriété et au poids économiques plus que respectables. L'étape suivante consiste à proposer le rachat dudit nom de domaine à l'entreprise concernée, bien évidemment au prix fort. Et pour mieux convaincre l'acheteur, le meilleur moyen est de lui montrer la capacité de nuisance du vrai-faux site. C'est à cette idée plutôt séduisante qu'a succombé Noureddine Erradi, jeune Oujdi moyennement féru d'informatique, mais visiblement amateur d'argent facile. Au point de ne pas hésiter à défier le mastodonte de la finance marocaine. “J'avais acquis ce nom de domaine en 2005. Et à l'époque, j'avais tenté d'entrer en contact avec Attijariwafa bank pour leur proposer son rachat. Tout ce que j'ai eu comme réponse, ce sont des menaces de poursuites en justice”, raconte-t-il. Des menaces qui n'ont eu aucun pouvoir de dissuasion sur le jeune cybersquatteur. Le cas n'a rien d'unique. Plusieurs noms de domaine, ressemblant peu ou prou à la dénomination d'entreprises marocaines, sont la propriété d'une tierce personne physique ou morale. A titre d'exemple, le nom de domaine “www.creditdumaroc.com” appartient à une entreprise de services informatiques, basée au Technopark de Casablanca. Quant à l'adresse “www.maroc.com”, elle appartient à une obscure entreprise domiciliée dans… les Îles Caïman. “Cela ne coûte pas grand-chose d'acheter des noms de domaine. Et ça peut rapporter gros”, souffle Karim, designer de sites Internet casablancais, qui en a enregistré près d'une centaine. Malheureusement pour notre ami Noureddine, son “atijariwafabank.com” ne risque pas de lui rapporter grand-chose. Attijariwafa Bank (avec deux “t”) a obtenu la suspension du site hébergé en France et ne devrait avoir aucun mal à récupérer le nom de domaine, objet du litige. L'arbitre français dans l'affaire, l'ONPI (Office national de la propriété industrielle), a en effet considéré le cas comme une simple affaire de contrefaçon d'une marque déposée. Épilogue de l'histoire ? Probablement pas. En bon Oujdi, Erradi n'est pas près d'abandonner. Il vient de faire l'acquisition d'une nouvelle fournée de noms, dont “khalidoudghiri.com”, “oudghiri.com” et “atijariwafa.com”. “Je ne m'inquiète pas. Il n'y a aucune raison d'avoir peur : rien dans la loi marocaine ne punit l'achat d'un nom de domaine”, affirme-t-il. Aussi puissante soit-elle, la banque devra se plier aux lois du pays d'achat des noms de domaine. Le cas Farid Essebar Celui qui aurait dû craindre la loi et ses représentants s'appelle Farid Essebar. Et il aura tout le temps d'y réfléchir, avec son jeune complice, du fond de leur cellule du pénitencier de Salé. Les deux passeront à la postérité comme étant les premiers Marocains condamnés, respectivement à deux et un an de prison ferme, pour piratage informatique. Les médias et les autorités ont justement vite fait de les ériger en symboles de la cyber-délinquance, qualifiant le fameux “Diabl0” de génie de l'informatique, qui aurait mis à genoux les experts de Microsoft et nécessité le renfort des limiers numériques du FBI. Excusez du peu ! Chose que contestent la quasi-totalité de ses confrères hackers. “C'était juste un NewBie, un débutant incapable de prendre les précautions de base pour protéger son identité”, commente cet ancien hacker, qui se faisait appeler AigleRoyal sur la Toile. “Il n'a été pour rien dans la création du virus Zotob. Il s'est juste contenté de recopier ce programme et d'y apporter des modifications mineures. Comme celle d'y apposer son nom. Vous parlez d'un hacker…”. On retrouve sensiblement le même commentaire chez les cyberflics de la police scientifique et technique, qui ont réussi à le débusquer avec une facilité déconcertante. “Son adresse IP était facilement accessible et il n'a même pas fait disparaître correctement les traces de son disque dur”, commente un ingénieur de la police. Farid Essebar ne serait-il qu'un amateur crucifié pour l'exemple ? Mais pas d'inquiétude pour notre fierté nationale. Des hackers marocains aguerris, il y en a. Et ils ne sont pas rares. La dernière fois qu'ils se sont manifestés, c'était durant la guerre menée par Israël contre le Liban. Regroupés au sein d'un collectif appelé “Team Evil”, ils s'étaient, “à titre de représailles”, attaqués à de nombreux sites et serveurs israéliens. Et il faut croire que les dégâts ont été de taille, puisqu'une délégation du Mossad a fait le déplacement à Casablanca pour coordonner la traque des hackers. Sans succès notable, puisque jusqu'à aujourd'hui, aucun des pirates n'a été démasqué. Dans cette guerre numérique, le Team Evil s'était assuré l'assistance de hackers libanais, bien sûr, mais aussi celle de comparses turcs et russes. Et si les trois premiers avaient des motivations politiques évidentes, les derniers n'avaient pour mobile que la “beauté du sport”. En effet, dans le cyberespace, s'attaquer aux hackers israéliens est un défi prestigieux, tant les informaticiens de l'Etat hébreu sont respectés pour leur compétence. L'étendue des dégâts occasionnés par leurs représailles allait confirmer cette réputation. De nombreux sites et serveurs marocains s'en souviennent encore. Y compris le site du “Chaos Computer Club Maroc”, point de ralliement des “white hats” marocains, des hackers “gentils” qui s'amusent surtout à détecter les failles de sécurité. Mais les Marocains se sont aussi fait une réputation de bad boys du Net. Cela a commencé tout d'abord sur IRC, logiciel de chat. Les channels d'IRC ont été transformés par les NewBies (hackers novices) en véritable zone de combat. Ils y ont fait leurs premières armes en pénétrant les ordinateurs des chatteurs du dimanche, semant une pagaille totale dans leur disque dur et créant par la même occasion un climat de tension chez des internautes plutôt peace and love. Mais ce n'est pas tout. Traînant leurs guêtres sur les channels québécois, les chatteurs marocains insultaient les autres internautes et/ou draguaient à outrance les Québécoises, pas du tout insensibles d'ailleurs à la réputation de chauds lapins des Marocains. Le retour de manivelle ne s'est pas fait attendre. Durant l'année 2000, comme s'ils s'étaient concertés, les staffs techniques des channels québécois ont fini par interdire d'accès toutes les IP marocaines. Même les channels de sexe, pourtant réputés peu farouches, ont viré manu militari tous les Marocains. “Ils nous accusent de voler leurs femmes”, résume, lapidaire, MrJad, membre du staff du Channel Maroc sur le serveur Undernet d'IRC. La réplique québécoise ne s'est pas arrêtée là. “Pour se venger, les hackers québécois ont piraté plusieurs sites de ministères marocains”, se souvient AigleRoyal. Et dire que tout a commencé par une histoire de filles… Des vidéos porno d'amateurs Les filles, justement. Les médias ont pointé du doigt quelques cas de films pornos amateurs marocains, qui circulent depuis un moment sur Internet. Le plus célèbre d'entre eux reste celui de cette lycéenne filmée en cachette par son petit ami, grâce à un téléphone portable, alors que le couple d'adolescents faisait l'amour. On peut encore trouver “l'œuvre” via des logiciels de peer-to-peer (imesh, emule, etc.). Malgré le battage médiatique qui s'en est suivi, le phénomène du porno amateur marocain doit cependant être relativisé. Une recherche exhaustive sur les logiciels d'échange donne peu de résultats quand on associe les mots “maroc”, “porno” ou “sexe”. Egarés au milieu d'un porno libanais fait maison, de films X destinés aux fans de beurettes ou d'œuvres de Nadia Smiley (star marocaine du porno amateur basée en Belgique), on retrouve les photos des victimes de Philippe Servaty qui circulent toujours, Ghita qui fait un strip-tease à son petit ami sur MSN messenger au milieu de son salon marocain, ou bien une certaine Awatif de Oujda, qui se filme en pleine séance de phone-sex. Pour ajouter à la confusion générale, des films portant de faux titres (“Gang Bang à Agadir”, par exemple) mettent en scène des filles typées… ou même pas : des blondes aussi marocaines qu'une suédoise. Au final, le porno marocain amateur se limite à quelques moments d'intimité, rendus possibles grâce aux webcams, équipement informatique devenu commun chez les internautes et dans les cybercafés marocains. Pas de quoi (encore) crier au loup dans les chaumières marocaines. Pour reprendre le mot d'un accro à Internet, “on en est encore au SMIG du porno”. “Les films de ce type sont encore très rares. D'autant plus que les sites les plus populaires de partage vidéo, comme myspace ou youtube, censurent tout contenu pornographique”, renchérit Abdelhak Bentaleb, spécialiste en NTI et fin connaisseur du Net. En revanche, l'exhibitionnisme à la marocaine et le détournement de photos de filles “à l'insu de leur plein gré” ont éclaté sur le web, en parallèle avec l'essor de la blogmania au Maroc. Et là, on est loin de la blogosphère marocaine qui “s'exprime”. “Les internautes marocains ont détourné le principe du blog, créé afin d'exprimer des idées, pour en faire du photoblogging improductif. Seuls 30% des blogs marocains sont d'ailleurs actifs”, explique Tarik Essaâdi, créateur de blog.ma, plateforme marocaine de blogs. C'est ainsi que Skyblog, la plateforme de blogging de la radio française Skyrock, est devenu le quatrième site le plus visité par les jeunes Marocains. Facile d'utilisation, Skyblog a vu se multiplier les blogs où l'on retrouve des photos d'adolescentes marocaines plus ou moins dénudées. L'érotisme à la marocaine a atteint de telles proportions qu'il est à l'origine d'une polémique entre Rachid Jankari, patron du portail Maroc IT, et Pierre Bellanger, directeur de Skyrock. “L'été dernier, Skyblog est devenu inaccessible depuis le Maroc. Etait-ce du fait de Skyrock ? J'ai posé la question dans un article”, raconte Rachid Jankari. La réponse de Pierre Bellanger ne s'est pas fait attendre. Dans un courrier adressé à Rachid Jankari, il explique que la censure n'était pas de leur fait, précisant qu'“il n'est ni dans l'intérêt, ni dans la philosophie de Skyrock d'exercer de telles pratiques”. “Cette réponse est la preuve, à mon sens, que la censure provient des autorités marocaines”, en conclut Rachid Jankari. Chaque jour, les modérateurs de Skyblog sont contraints de désactiver des blogs marocains suite à des plaintes d'internautes. En entrant certains mots-clés sur le moteur de recherche de la plateforme, on voit surgir des dizaines de pages de photos d'adolescentes marocaines, représentant la quasi-totalité des villes du Maroc. Récemment, on retrouvait même, sur le site de la radio française, un blog réservé aux filles de… Khmiss Zemamra ! Et cela donne lieu à des courses-poursuites insolites entre internautes marocains et modérateurs de Skyblog. Ainsi, un blog prétendument consacré aux jeunes Meknassies, désactivé un nombre incalculable de fois, a ressuscité un nombre tout aussi incalculable de fois, sous d'autres appellations. Deux blogs domicilés sur Skyblog ont, en novembre 2005, défrayé la chronique chez les usagers marocains. Ils contenaient ainsi plus de 2000 photos d'adolescentes -plus ou moins vêtues - récupérées le plus souvent sur les propres blogs de ces jeunes filles. Sur les forums de discussion, on a jeté la pierre à toutes ces “salopes” qui osaient se faire prendre en photo en maillot de bain, string échancré, ou dans des poses plutôt sexy, tout en critiquant les auteurs de tels blogs composés de photos pêchés un peu partout sur le Net. Tous et toutes coupables en somme, même les filles qui se sont retrouvées exposées sans leur consentement : “Les mecs s'amusent à photographier, avec leur portable, des filles à la sortie des cours, pour les coller ensuite sur leurs blogs avec des commentaires très salaces. C'est une sorte de jeu très en vogue”, raconte Houda, lycéenne casablancaise qui a retrouvé sa photo sur un blog à l'intitulé plus que suggestif. La directrice d'un lycée privé casablancais a même dû sévir en convoquant les parents de deux élèves, prétendus auteurs d'un blog sur les filles de leur lycée. Et quand ce n'est pas une plaisanterie de mauvais goût, c'est une volonté délibérée de nuire : “Des adolescents créent des blogs pour 'freche' (griller) leurs ex-petites amies ou des filles qui n'ont pas voulu d'eux”, raconte Abdelhak Bentaleb. Et dans ce cas d'espèce, la poésie n'a pas cours comme le prouve la mésaventure arrivée à une fille de Youssoufia. Cette dernière a retrouvé sur un blog des photos d'elle nue, prises dans l'intimité par son petit ami. L'affaire, qui a fait la une en septembre 2005 du quotidien arabophone Assabah, se résumerait à une histoire de vengeance. Bentaleb, après avoir réussi à localiser l'auteur du méfait, est entré en contact avec lui pour recueillir son témoignage. La parole au Columbo du Net : “c'est un Marocain qui vit en France. Il a rencontré Houda sur Internet et ils se sont donné rendez-vous à Marrakech pour un week-end en amoureux. C'est là qu'il a pris ces photos, avec son consentement. Pendant le séjour, Houda a reçu plusieurs messages très explicites d'autres hommes. Son copain l'a très mal pris et a décidé de lui rendre la monnaie de sa pièce. Il a envoyé les photos à un ami de Youssoufia. Ce dernier, après avoir créé le blog, l'a mis en page de garde dans un cyber de la ville”. Le petit landernau youssoufi en a fait des gorges chaudes. Pas Houda, instituée star du porno malgré elle. Le Net, espace d'expression Si la parole s'est plus ou moins libérée dans la rue marocaine, elle s'est carrément déchaînée sur Internet. “Il y a encore cinq ans, les internautes abordaient très rarement des sujets tabous sur les forums de discussion. Aujourd'hui, on balance des pavés dans la mare en parlant de masturbation par exemple. Certains n'hésitent plus à se déclarer athées lors des débats sur la religion, anonymement cependant”, ajoute Nabil, webmaster du portail casafree.com. Même son de cloche chez Tarik Essaâdi : “La prise de parole sur le Net ne fait que reproduire l'ouverture politique et sociale du Maroc. Le pays est en transition démocratique, c'est pareil pour le net marocain”. Les premiers frémissements de ce raz-de-marée verbal se sont fait sentir avec l'apparition du service gratuit de chat vocal en ligne PalTalk en 2000. Une sorte de “jouqa” (foule) bruyante, où se retrouvaient des internautes des quatre coins du globe. Dans le tas, les chatteurs marocains étaient parmi les plus actifs. Ils ont pris d'assaut les salons de discussions pour y dire tout et son contraire, avec une préférence prononcée pour trois thèmes de prédilection : le sexe, la religion et… l'engueulade gratuite. Un engouement qui trouve son origine dans la nature même du service : en remplaçant le texte par la parole, “le chat vocal a décomplexé ceux qui avaient un problème avec l'écrit”, analyse Rachid Jankari, pour expliquer la lame de fond qui a inondé le Net marocain. Et malgré la vogue des logiciels de messagerie vocale (MSN Messenger, Yahoo! Messenger…) et de téléphonie sur Internet (Skype), PalTalk reste toujours aussi encombré de participants marocains. C'est que ce souk de la parlotte offre l'avantage d'être un espace de rencontres plus ou moins anarchique. Pour autant, tous les utilisateurs marocains du service ne sont pas des ados à la recherche d'un défouloir numérique. La popularité de PalTalk est une tribune toute trouvée pour des acteurs aux discours nettement plus structurés. C'est le cas essentiellement des mouvements islamistes, dont la présence dans les salons PalTalk est remarquable. Il arrive à Nadia Yassine herself de prêcher la bonne parole de son papa sur ces “ondes numériques” qui ne connaissent aucune censure. Naturellement, les méandres insondables du Net attirent toutes les sensibilités sifflées hors-jeu du match médiatique officiel. A commencer par le mouvement séparatiste sahraoui, qui s'éclate littéralement sur la Toile. Et notre ministère de l'Intérieur a beau bloquer l'accès aux sites officiels du Front Polisario, il est toujours possible de tomber, avec une facilité déconcertante, sur des blogs reproduisant l'intégralité du contenu des sites indépendantistes censurés… avec l'interactivité en prime. Les minorités religieuses du Maroc trouvent également dans le Net un espace d'expression par défaut. A titre d'exemple, les chrétiens marocains se sont construit une communauté virtuelle sur différents sites Internet, dont le plus populaire est www.hiwarmaroc.com. Ils y témoignent de leurs vécus, partagent leurs expériences sur des salons de discussions et vont jusqu'à s'abandonner à un chouia de prosélytisme, en publiant des traductions en arabe de la Bible. Plus rares, les Marocains de confession baha'ie trouvent également refuge sur le web. Le même raisonnement vaut pour les minorités sexuelles. Si les lesbiennes du Maroc n'ont pas encore de véritable visibilité numérique, les homosexuels du royaume se retrouvent sur des portails comme Kelma.org, un site gay beur, mais très fréquenté par des Marocains. Au milieu de ce magma revendicatif, se détachent quand même les défenseurs de quelques causes plus terre-à-terre. C'est le cas de plusieurs blogs consacrés à la culture et à la consommation de Haschich. Le plus cocasse demeure un blog fièrement intitulé “Ketama City”, région que l'auteur présente, sur une carte du Maroc, comme “Zone de guerre”. Ce dernier pousse le souci de pédagogie jusqu'à proposer un manuel pratique et illustré de la bonne manière de rouler un joint. Plus attendrissant et moins embrumé (quoique…) est le cas de ce jeune militant gauchiste, tellement fier de son appartenance au PSU qu'il affiche sa carte du parti sur la page d'ouverture de son blog. Et parmi les liens proposés, figurent trois renvois vers des blogs, également marocains, tout à la gloire de… Che Guevara ! L'expression artistique commence aussi à se faire une place sur cet immense espace d'exposition qu'est la Toile. En effet, une scène alternative, essentiellement musicale, émerge dans le cyberespace marocain. Le coup de départ a été donné, il y a déjà quelques années, par le fameux Awdellil (lire ci-contre), qui postait ses productions en MP3 sur les sites de téléchargement. Aujourd'hui, la tendance a dépassé le format audio, pour se positionner autant sur l'image. Un tour sur les sites de partage de vidéo (comme Youtube.com et MySpace.com) permet de saisir le foisonnement de productions de groupes marocains - certes artisanales, mais prometteuses. Une scène alternative animée surtout par des rappeurs, à coups de clips bricolés, qui n'auraient certainement jamais la chance de passer sur un autre média que le web. Et dans le tas, quelques diamants bruts se détachent, formant une nouvelle movida musicale underground. Au point de faire passer les Darga et autres Hoba Hoba Spirit pour des groupes mainstream. Censure, répression…: Plutôt cools, nos cyberflics Le Net marocain n'est certainement pas le plus fliqué de la planète. Ni même de la région. En matière de cyberespace, nous sommes en fait de véritables libertaires anarchistes, en comparaison avec nos voisins maghrébins et nos cousins de nombreux pays arabes. Pour autant, il n'est pas rare que la lourde main de la censure s'abatte sur nos connexions Internet. Une intervention qui se manifeste le plus souvent pour des raisons politiques. C'est le cas notamment de l'embargo numérique imposé aux sites du Polisario et à ceux de certains de ses sympathisants. Elle peut également répondre à un souci sécuritaire. Jusqu'à aujourd'hui, les Marocains restent frustrés de ne pouvoir observer sur leur PC les toits de leurs maisons (et ceux des résidences royales), depuis l'impossibilité faite aux adresses IP marocaines d'accéder au service Google Earth. Plus rarement, la censure vient se mêler de nos mœurs. C'est ainsi que, l'été dernier, les accros aux blogs de Skyblog.com ont dû ranger leurs souris pendant quelques semaines. En cause : la présence de pages montrant des Marocaines dans une splendide nudité. À chaque fois, la procédure suit un circuit désormais bien huilé, qui va du ministère de l'Intérieur à Maroc Telecom, aujourd'hui unique fournisseur d'accès Internet. La tâche de nos censeurs va bientôt se compliquer, avec l'arrivée de deux nouveaux opérateurs, MediTélécom et Maroc Connect. Mais dans l'arsenal de l'appareil sécuritaire, il n'y a pas que la censure. Il y a aussi la répression, orchestrée par la “Chorta tiqnia”, littéralement “police technique”. Déjà vieux d'une bonne dizaine d'années, ce département de la DGSN a pour rôle de combattre la cybercriminalité dans son sens large. Elle intervient ainsi dans tous les dossiers où il y a usage de l'outil informatique à des fins illicites. Une équipe de choc, à en croire les responsables de la DGSN, composée d'ingénieurs formés à l'étranger, utilisant les outils les plus modernes et rémunérés “comme dans le privé”. Parmi les faits d'armes de nos cyberflics, de nombreuses arrestations dans le cadre d'affaires de falsification et de détournements de cartes bancaires, et des cas d'accès illicites à des réseaux sécurisés. Sans oublier bien sûr l'affaire du virus Zotob, qui avait conduit à l'arrestation de Farid Essebar et de son complice. Une opération sur laquelle les éléments de la police technique eurent l'insigne honneur de collaborer avec leurs idoles : les cyber-agents du FBI. Témoignage. “Moi, hacker repenti” “Aussi loin que je me souvienne, j'ai toujours aimé démonter les appareils électroniques qui me tombaient entre les mains. C'est ainsi que j'ai démonté et remonté mon ordinateur autant de fois qu'il l'a fallu pour comprendre comment il fonctionnait. En 1996, quand Internet a démarré au Maroc, j'ai tout de suite rejoint la première communauté des internautes marocains. On était très peu à l'époque. C'était un univers fascinant pour moi car on pouvait y apprendre la programmation informatique en autodidacte. Je passais des nuits sur la Toile, à la recherche de e-zines (magasines électroniques) traitant des techniques de hacking, ou bien de tutoriels (guides pratiques). J'ai commencé par le b.a-ba de tout newBie (novice du hacking), pirater des mails de particuliers sur hotmail. Plus je progressais, plus j'étais avide d'apprendre. Mon premier contact avec des hackers confirmés s'est fait sur un site qu'ils géraient. Je suis entré par la porte de service, si je puis dire. Plutôt que d'annoncer mon envie d'apprendre de nouvelles techniques, j'ai proposé de leur refaire le design du site - c'est mon autre passion. Les hackers sont des gens méfiants et discrets, ils ne m'auraient jamais répondu si j'avais abordé directement le sujet : c'est une règle implicite dans le milieu. On a testé mes connaissances en programmation et en sécurité informatique avant de m'accepter dans le groupe. Notre petite communauté d'une dizaine de personnes, de différentes nationalités, était dirigée par un “boss”, en quelque sorte un maître qui avait fait ses preuves et dispensait son savoir aux autres. Le groupe s'échangeait des techniques de hacking nouvelles qu'il s'agissait d'utiliser en trouvant la faille dans la sécurité de certains sites. Apprendre, appliquer tout de suite, c'est ça la pédagogie du hacking. Le prestige de chacun se déterminait en fonction de ses exploits. Plus la sécurité du site attaqué était élevée, plus vous aviez d'aura auprès de la communauté. Quelques fois, je n'ai même pas eu besoin de programmer pour hacker des comptes mails. J'appelais le webmaster du site, en prétextant un problème avec ma boîte mail, et il me donnait le code du compte. Une bonne maîtrise du français pour l'impressionner, un peu de talent d'acteur pour le convaincre de ma bonne foi, et le tour était joué. C'est ce qu'on appelle dans le milieu le “social engeering” ou la capacité à convaincre les crédules. En 1998, en compagnie de deux amis hackers, nous avons créé un groupe purement marocain : les “hackers of the new génération”. C'est nous qui avons piraté Menara, la même année, en récupérant tous les logins et mots de passe des membres inscrits sur le portail. Le journal télévisé de 2M en a parlé aux infos du soir. J'ai pris peur quand j'ai vu l'ampleur que prenait notre acte. J'ai alors pris mes distances avec la communauté. J'avais 25 ans, je commençais de toutes les manières à me faire vieux pour le milieu. Aujourd'hui, je suis consultant en sécurité informatique. Je cherchais les tqabi (trous) dans un site, désormais je les comble”. Succes story. Au début, il y eut Awdellil Awdellil est à ce jour le seul artiste marocain à avoir émergé grâce à Internet. L'auteur du mythique Messaoud a su user de tous les avantages de cette caisse de résonance à la sauce marocaine : anonymat indispensable vu la teneur très subversive et crue de son rap, et impact maximum auprès des amateurs de chat, activité principale des internautes marocains. Comment ? Eté 2003, les habitués des sites de téléchargement marocains du type mp3.morocco, découvrent Raw Daw le premier morceau balancé par Awdellil sur le Net. Les channels d'IRC, bondés de Marocains, commencent à voir s'échanger le morceau entre chatteurs. Effet tâche d'huile immédiat : les jours de plein feu, ces espaces 100% darija drainent jusqu'à 400 internautes, avec un turn-over digne d'une valse de walis. Awdellil parle vrai, Awdellil dit ce qu'il veut sans censure. Les Marocains s'y reconnaissent, le copient et le diffusent sur CD. Et comble du luxe, c'est libre de droit d'auteur, un joli pied-de-nez de Awdellil au débat sur le piratage des artistes au Maroc. Sur les forums, Awdellil devient une légende du Net marocain. Qui se cache derrière le masque de Zorro? Nul ne le sait. Des rappeurs en herbe profitent du mystère qui entoure l'identité du trublion, imitent son parlé cru, balancent leurs morceaux en téléchargement, se faisant passer pour le vengeur masqué. Pourquoi tant d'ersatz ? Awdellil, enfourchant Tornado, son fidèle étalon noir, a fracturé la porte du rap marocain émergent, aérant ce milieu très “ould nass” qui faisait du rap à écouter en famille. Shocking chez les “vrais” rappeurs : Awdellil dit de gros mots. Standing ovation chez les fans de rap : Awdellil parle comme nous. Aujourd'hui en retraite anticipée, Awdellil ne hennit plus sur Internet, mais son rap “explicit lyrics” aura ouvert la voie à Bigg et consorts. Dernier mot: Adolescence numérique Il y a quelques années à peine, l'Internet marocain balbutiait comme un bébé, tétant le sein d'une connection aussi lente qu'une tortue neurasthénique. Aujourd'hui, la Toile marocaine ressemblerait plutôt à un adolescent en pleine crise de croissance. Le pays compte désormais 5000 cybercafés, environ 3 millions d'utilisateurs et 400 000 abonnés, dont 80% à une connection haut débit, sésame indispensable pour accéder au multimédia. Ainsi, de consommateurs passifs figés devant une page web fixe, les internautes sont devenus acteurs du monde virtuel, via leurs sites personnels, leurs blogs, leurs vidéos ou bien les exploits des hackers marocains. Certes, comme tout ado trop vite grandi, le web marocain est encore brouillon et commet pas mal d'erreurs de jeunesse. Les hormones en ébullition, on s'enflamme vite à cet âge. Ce qui a le don de crisper les milieux conservateurs, prompts à crier au loup au premier scandale sexuel impliquant des Marocains. Mais bonne nouvelle : l'internaute marocain, même s'il dérape bien souvent, est en voie de s'approprier l'outil Internet. Et c'est peut-être là l'essentiel. Il est même envié par les citoyens des autres pays arabes, totalement gaga devant la liberté qui a été accordée au cyberespace maghribi. On les comprend, en Tunisie par exemple, Big Brother veille toujours, les usagers des cybers surfent avec cette impression désagréable de sentir un souffle sur leur nuque. Ce qui a la fâcheuse tendance d'aggraver la fracture numérique. L'internaute marocain a, quant à lui, fait plus pour la notoriété de notre pays que le ministère du Tourisme. Le monde virtuel est capable aujourd'hui de situer le Maroc sur une mappemonde. Pour le meilleur comme pour le pire...