arabophones marocains, a été fermé aujourd'hui à l'issue d'une assemblée générale de ses actionnaires. Malgré son standard de qualité élevé et sa large diffusion qui auraient dû en faire, légitimement, un support publicitaire incontournable, Nichane était victime d'un boycott publicitaire persistant initié par le holding royal ONA/NSI, le plus important groupe économique du Maroc, avant d'être suivi par les grandes entreprises liées au régime. Ce boycott intensif causait des dommages économiques de plus en plus graves à Nichane. Après y avoir perdu 10 millions de dirhams (près de 900 000 euros, un des plus lourds investissements de la presse marocaine), le Groupe TelQuel, principal actionnaire de Nichane, s'est vu contraint de mettre un terme à cette hémorragie financière manifestement irréversible. Dès sa création en 2006, Nichane, un magazine laïque et moderniste, s'est forgé une place à part dans le paysage médiatique marocain en bousculant de nombreux tabous. Ses cover-stories audacieuses (« Le culte de la personnalité royale », « Le sexe et l'homosexualité dans la culture islamique », « Le Maroc, premier producteur mondial de cannabis », « Au cœur des services secrets », « Comment les Marocains rient de l'islam, du sexe et de la monarchie », et bien d'autres...) ont souvent créé l'événement, au Maroc et au-delà. Grâce à l'excellence de ses journalistes, dont plusieurs ont été récompensés par des prix internationaux, Nichane est devenu, 2 ans à peine après sa création, l'hebdomadaire arabophone le plus vendu au Maroc – une position qu'il a conservée, les derniers contrôles de l'OJD Maroc faisant foi. Mais à cause de son indépendance, et de ses positions éditoriales souvent critiques à l'égard du pouvoir marocain, Nichane (tout comme TelQuel, magazine francophone appartenant au même groupe de presse) a fait l'objet, dès son lancement, d'un large boycott publicitaire. Ce mouvement s'est accéléré et généralisé à partir de septembre 2009 – ce qui coïncidait avec la censure par l'Etat marocain du sondage « Mohammed VI, 10 ans de règne », réalisé conjointement par Nichane, TelQuel et le journal français Le Monde. S'il s'est étendu par la suite à de multiples grands annonceurs étatiques, paraétatiques et proches du pouvoir opérant dans les principaux secteurs de l'économie marocaine (banque, immobilier, téléphonie – dont une filiale du groupe français Vivendi – transport aérien, automobile, agro-alimentaire, etc.), ce mouvement de boycott, à l'origine, a été initié par le holding royal ONA/SNI. Même des annonces publicitaires citoyennes et d'intérêt public (Programme d'aide à la création d'entreprises du ministère de l'Emploi, programme intergouvernemental « Les Journées de la Terre », lancé par le roi Mohammed VI...) ont été interdites de passage sur les publications du Groupe TelQuel, par décision politique. Par conséquent, la responsabilité de la mort de Nichane incombe, en premier lieu, aux premiers cercles du pouvoir du royaume du Maroc. Si Nichane n'a pas survécu à cet implacable boycott, TelQuel, qui y est également soumis, continue à résister. En effet, le marché publicitaire de la presse francophone au Maroc est large et diversifié. Celui de la presse arabophone, en revanche, est très restreint, et principalement regroupé autour des grands annonceurs proches du pouvoir. Sans leurs publicités, un magazine arabophone ne peut survivre. Entre septembre 2008, période durant laquelle le boycott avait été brièvement suspendu, et septembre 2010, période durant laquelle le boycott battait son plein, le chiffre d'affaires publicitaire de Nichane a ainsi chuté de 77%. Pendant ses 4 années d'existence, Nichane a traversé de multiples épreuves : une interdiction de parution qui a duré 3 mois (et qui a occasionné des pertes financières considérables) ; un procès d'opinion qui s'est soldé par 3 ans de prison avec sursis pour son ancien directeur et une de ses journalistes ; trois saisies, dont deux suivies de destructions illégales de 100 000 exemplaires (source, encore une fois, de lourdes pertes financières) ; un procès pour « atteinte à la sacralité royale » de son directeur de publication, toujours en suspens à ce jour... L'étouffement financier par le biais du boycott publicitaire a été le coup de grâce, qui a finalement contraint Nichane à la fermeture. La disparition de Nichane n'est que le dernier épisode de la grave détérioration de la liberté de la presse au Maroc. A partir de 2009, la lutte déterminée de l'Etat contre les journaux indépendants a connu une accélération remarquée, dénoncée par de multiples ONG de défense de la liberté de la presse, dont Reporters Sans Frontières. Des journaux ont été fermés illégalement par les autorités, d'autres ont été acculés à vendre leur mobilier pour payer des amendes disproportionnées. Plusieurs journalistes ont été harcelés par la police et la justice, certains ont été contraints à l'exil. Un journaliste a même été emprisonné pendant 7 mois, courant 2010. Vivace au Maroc jusqu'au milieu des années 2000 (malgré des signaux alarmants enregistrés dès le début de la décennie), la pluralité de la presse marocaine ne tient plus aujourd'hui qu'à un fil, de plus en plus ténu. Les journaux indépendants se comptent désormais sur les doigts d'une main, et ils subissent des pressions grandissantes, politiques autant qu'économiques, visant à restreindre leur liberté de parole et d'action. Pendant quelque temps, le Maroc était pourtant considéré comme un îlot régional d'ouverture et de tolérance d'une certaine liberté de la presse. Ce temps semble révolu, et cette parenthèse appelée, à court terme, à se refermer définitivement. Les autorités marocaines semblent désormais déterminées à suivre le modèle de la Tunisie, où ne sont tolérés que des journaux qui servent les intérêts du pouvoir. Au moment où Nichane est contraint de fermer, il faut rendre hommage à toutes celles et ceux qui l'ont porté à bout de bras depuis sa création : ses lecteurs, avant tout, qui n'ont jamais cessé de plébisciter sa ligne éditoriale avant-gardiste, et bien entendu ses talentueux journalistes, photographes et illustrateurs, graphistes, techniciens et staff administratif. Il faut également féliciter la régie publicitaire de Nichane, dont les cadres ont travaillé pendant des années avec courage, dans des conditions difficiles. Il faut enfin saluer la sagesse de ces quelques annonceurs qui, en maintenant leur présence dans le magazine à succès qu'était Nichane, ont privilégié la rationalité économique sur les calculs politiques. Grâce à la passion et à l'engagement de tous ceux qui l'ont fait, Nichane aura été une aventure exceptionnelle, qui laissera une trace vivace dans l'histoire de la presse marocaine. Ahmed BENCHEMSI 1 OCTOBRE 2010 CASABLANCA