Longtemps occultée au profit de l'intelligence cognitive, l'intelligence émotionnelle devrait être de plus en plus sollicitée par les employeurs lors des recrutements. Au-delà du volet professionnel, c'est aussi une richesse pour soi. A lire les articles qui lui sont consacrés, l'intelligence émotionnelle a toutes les vertus : meilleure connaissance (et compréhension) de soi et des autres, créativité, capacités d'adaptation et d'écoute, prévention des risques psychosociaux, augmentation de la performance, réussite professionnelle et personnelle – la liste est longue et non exhaustive. «Jusqu'à la fin du XXe siècle, on ne parlait que de l'intelligence cognitive, scolaire et académique», explique la pédopsychiatre Zineb Iraqi, contactée par Yabiladi. «Un enfant intelligent, c'était un enfant qui avait de bonnes notes.» Pas sûr que l'on puisse conjuguer le passé au présent, tant les performances, aussi bien scolaires que professionnelles, demeurent encore très importantes dans l'esprit des enseignants, des parents et, plus tard, des employeurs. «Depuis la fin du XXe siècle, d'autres types d'intelligence ont été déterminés. On peut ne pas avoir d'intelligence académique proprement dite, mais on peut être doté d'une autre forme d'intelligence, notamment émotionnelle, artistique, sportive», revendique Zineb Iraqi. La notion d'intelligence émotionnelle, conceptualisée dans les années 90 par les psychologues Peter Salovey et John Mayer, fait de plus en plus l'objet d'une attention particulière, surtout dans le monde du travail. En octobre 2019, un rapport publié par le think tank Capgemini Research Institute, relayé par Les Echos, soulignait que la demande des entreprises pour des salariés disposant d'une forte intelligence émotionnelle pourrait être multipliée par six dans les prochaines années. «A l'heure actuelle, 74% des cadres dirigeants et 58% des employés non-cadres interrogés pour les besoins de l'étude estiment par ailleurs qu'il ne sera bientôt plus possible de faire l'impasse sur cette compétence», indique le rapport. La gestion des émotions, une notion parfois connotée négativement «L'environnement professionnel est un lieu où émergent des émotions de différentes natures. La question, c'est de savoir comment on les reconnaît et comment on compose avec celle des autres», nous explique Maria Ouazzani, psychologue clinicienne et coordinatrice du département des cliniques au sein du cabinet Psya, basé à Paris et spécialisé dans la gestion des risques psychosociaux. «L'émotion et la raison ont toujours été opposées, notamment dans le modèle taylorien qui véhiculait une conception du travail très instrumentale, où les émotions étaient occultées et devaient être dominées. Toute subjectivité était mise de côté ; le fait qu'une personne puisse ressentir des émotions et les vivre n'intéressait pas», ajoute-t-elle. A l'heure où les entreprises misent de plus en plus sur la collaboration de leurs salariés, ces mutations suscitent «de prendre en compte des habiletés relationnelles et émotionnelles qu'il faut apprendre à apprivoiser», précise Maria Ouazzani. La psychologue clinicienne prévient toutefois contre une connotation instrumentale de la gestion des émotions, «qu'il faudrait absolument maîtriser, voire étouffer, alors que ça n'est bien souvent pas possible», voire déconseillé. Et d'ajouter : «La gestion des émotions est parfois détournée et déformée car beaucoup d'entreprises ont orienté la question des compétences émotionnelles pour les mettre au service du travail, c'est-à-dire rendre l'émotion pragmatique dans un but commercial, managérial, alors que l'émotion, c'est toute la dimension subjective d'une personne qui travaille, avec ses valeurs et une manière de travailler qui lui est propre.» Un apprentissage qui se transmet aux plus jeunes Un enseignement qu'il ferait bon transmettre dès l'enfance, insiste la pédopsychiatre Zineb Iraqi. Or, lorsque l'expression des émotions est conditionnée par des normes culturelles qui invitent à une retenue parfois excessive, plus encore chez les petits garçons, les émotions ne sortent pas et massèrent jusqu'à atteindre un trop-plein. «Ça n'est pas dans notre culture d'apprendre aux enfants, y compris aux tout-petits, dès l'âge d'un ou deux ans, à mettre des mots sur leurs émotions. De plus, les normes culturelles imposées aux enfants sur l'expression des émotions sont à revoir : dire à un petit garçon de ne pas pleurer, c'est totalement désabusé. Le fait de reconnaître une émotion et de la verbaliser est fondamental pour trouver un moyen adapté de l'évacuer», soutient Zineb Iraqi. «Comme le langage, la reconnaissance et la gestion des émotions est un apprentissage qui s'inscrit dans la continuité et ne s'arrête pas aux portes de l'école. On ne naît pas en sachant verbaliser ; on a un bagage qui est là mais encore faut-il le stimuler», souligne-t-elle. Jointe par Yabiladi, Ghita Msefer, psychologue clinicienne et fondatrice du Centre international de psychologie du travail, implanté à Casablanca, estime que l'enfant a tout à gagner de cet apprentissage. «Chez les enfants, les émotions sont à l'état brut ; elles ne sont pas affinées. C'est à travers les modèles d'identification que sont avant tout les parents que l'enfant va apprendre à gérer ses émotions. Dans cette gestion quotidienne des émotions au sein de la cellule familiale, va se développer le rapport de chacun à ses propres émotions. Ce sont ces mécanismes qui font que quelqu'un qui a grandi dans un environnement violent risque de le devenir lui-même par exemple», explique Ghita Msefer. Plus tard, cette éducation aux émotions aura toute son importance dans le monde du travail, rappelle Ghita Msefer, convaincue qu'«on ne peut pas manager efficacement sans une bonne gestion émotionnelle». Convaincue également qu'elle a un impact sur la réussite professionnelle : «Deux polytechniciens vont présenter à peu près le même niveau d'intelligence rationnelle car ils ont validé les mêmes acquis, mais ils peuvent avoir deux carrières totalement différentes : l'intelligence émotionnelle, c'est ce qui permettra à l'un d'aller loin, alors que l'autre aura peut-être plus de mal à grimper les échelons. Lorsque les psychologues se sont intéressés à ce phénomène, ils se sont rendu compte que ce qui faisait véritablement la différence, c'est le quotient émotionnel, c'est-à-dire la capacité à gérer nos émotions, à échanger avec l'autre et à dépasser les obstacles de la vie quotidienne. Ce sont là les trois piliers de l'intelligence émotionnelle.»