La vidéo du champion marocain de taekwondo Anouar Boukharsa, jetant ses médailles à la mer alors qu'il immigrait vers les Îles Canaries, doit interpeler les responsables du pays. Des sociologues réagissent auprès de Yabiladi sur ce qu'ils considèrent comme un symbole du «désespoir et de la déception de notre jeunesse». La semaine dernière, la vidéo du champion marocain de taekwondo, Anouar Boukharsa, ayant quitté le Maroc pour l'Espagne à bord d'un bateau de migration irrégulière, a largement été médiatisée. Dans sa quête d'un avenir sportif meilleur, l'athlète originaire de Safi, qui voyageait avec d'autres jeunes marocains, y est apparu en train de jeter l'une de ses médailles à la mer. La vidéo, qui a fait le tour des réseaux sociaux, ravive le constat formulé, en mars dernier, par l'Institut sud-africain d'études de sécurité (ISS). Car, bien qu'elle ne documente pas la réussite d'une tentative d'immigration irrégulière, la vidéo reste susceptible d'impacter les jeunes aspirant à quitter le pays, d'autant qu'il s'agit d'un sportif ayant fait honneur au Maroc lors de championnats nationaux et mondiaux. Dans une étude intitulée «Les médias sociaux permettent de surmonter les divisions en Afrique du Nord pour faciliter la migration», les chercheurs de l'ISS décortiquent la manière dont ce genre de vidéos et les retours sur expérience continuent de guider ces jeunes au Maghreb dans leur quête de l'eldorado européen. Un symbole du «désespoir et de la déception de notre jeunesse» C'est peut-être le cas de la vidéo d'Anouar Boukharsa, bien qu'il ne soit pas un cas isolé. Car avant lui, Ayoub Mabrouk, champion marocain de boxe, avait perdu la vie en tentant la traversée alors que d'autres, comme la joueuse de l'équipe nationale féminine Meriem Bouhid, le jeune footballeur Ali Hababa ou encore récemment l'ancien Lionceau de l'Atlas Hicham Kellouch, ont fini par réussir. «Sa vidéo intervient peut-être pour attirer l'attention sur sa situation, celle des sportifs dans le pays ou peut-être même des jeunes», nous déclare ce mercredi le sociologue marocain Chakib Guessous. Contacté par Yabiladi, il estime qu'elle «aura un impact sur les jeunes qui vont être encore plus encouragés à quitter le pays». Il rappelle aussi qu'il «y a des difficultés pour nos jeunes qu'on n'avait pas il y a un demi-siècle», citant à titre d'exemple «les études qui s'allongent, le travail qui devient de plus en plus rare, l'attente de plusieurs mois avant de pouvoir travailler, le chômage, les revenus faibles en comparaison avec les besoins de la vie». Il pointe ainsi du doigt une «somme de frustrations poussant nos jeunes à regarder ce qui se passe ailleurs et vouloir partir à l'étranger». Maroc : Les arnaques du hrig, ou la vie de jeunes partie en fumée Dans ce genre de vidéos parfois partagées par ceux qui organisent les traversées, Chakib Guessous rappelle qu'elles peuvent être un outil de «propagande car c'est un business» pour ces trafiquants. Une idée qu'il partage aussi avec Sabri Lahlou. L'expert marocain en migration reconnaît que ces images «influencent sur le ressenti et l'ambition des jeunes marocains chez qui le rêve de traverser la Méditerranée et l'Atlantique ne cesse de grandir, surtout avec l'écho de tentatives ayant réussi ou ce qu'ils voient sur les réseaux sociaux». «Le rêve est plus grand que la peur du danger et le mythe selon lequel la vie sera meilleure dès qu'on aura réussi la traversée persiste», regrette-t-il. «La médaille jetée par le champion marocain représente, en elle-même, l'ambition et le but de chaque athlète ou sportif. La jeter dans l'eau symbolise le désespoir et la déception de notre jeunesse», ajoute-t-il. Des sonnettes d'alarme d'un malaise social auquel il faut remédier De son côté, le psycho-sociologue Mohcine Benzakour ne veut pas «responsabiliser l'athlète» ou pointer la médiatisation de sa tentative d'immigration. «Tant que cela touche tous les secteurs sociaux, ce n'est pas à la personne qui en souffre d'être responsabilisée. Les jeunes sont en train de fuir une situation invivable», nous déclare-t-il. Et d'affirmer que «le sport et la jeunesse au Maroc sont défaillants» et que si «on doit effectivement soigner l'image auprès de la future jeunesse, il faut le faire sans lui mentir ou lui dresser un tableau erroné». «Heureusement qu'il y a aujourd'hui les réseaux sociaux où la vérité est dévoilée», ajoute-t-il. «Il y a des gens qui prennent le risque de prendre cette mer meurtrière et de laisser derrière eux pas mal de choses. Aujourd'hui, socialement parlant, le Maroc est en dérive et ces tentatives constituent des sonnettes d'alarme et des symptômes d'un malaise social.» Mohcine Benzakour Pour tenter de lutter contre ce phénomène, les suggestions diffèrent. Si Sabri Lahlou préfère «reprendre la sensibilisation des jeunes en les informant sur les opportunités que le pays leur offre», Chakib Guessous voit en cette sensibilisation un moyen pour «faire comprendre que partir de façon clandestine a beaucoup de risques». Il rajoute que «nous devons nous occuper de nos jeunes pour les comprendre, comprendre leurs difficultés, leurs frustrations. Nous avons besoin de les rassurer, de les réconforter, de les réconcilier avec eux-mêmes et avec la société, tenter de limiter leurs frustrations et trouver le moyen de leur faciliter les choses». De son côté, Mohcine Benzakour estime que c'est plutôt avec les décisions politiques que «nous donnerons espoir à nos jeunes, en rectifiant le tir et en mettant le doigt sur ce qui blesse». Autrement, «nous allons leur mentir et nos jeunes ne sont pas bêtes», analyse-t-il. «Ce n'est ni aux médias ni au champion qui a pris le large, d'être responsabilisés mais plutôt nos parlementaires qui doivent prendre les choses au sérieux et interroger nos ministres sur les mesures envisagées pour remédier à ce fléau», conclut-il.