Le 10 et 11 décembre prochains, le Pacte mondial des migrations sûres sera soumis à approbation par des Etats membres de l'ONU, à Marrakech. Alors que des pays, notamment de l'UE, plaident pour ce texte, plusieurs données pointent les conséquences négatives de la politique migratoire européenne sur l'Afrique. L'institut néerlandais Clingendael des relations internationales a récemment publié un rapport inédit à plusieurs égards. En effet, il s'agit d'une recherche s'intéressant méthodologiquement aux répercussions de la politique migratoire européenne en Afrique. Intitulé «Multilateral damage» (Dommage multilatéral), le document étudie les effets du contrôle externalisé des frontières de l'Union européennes sur les routes migratoires des déserts africains. Il revient également sur certaines pratiques soutenues par l'Europe dans les régions frontalières reliant le Niger, le Tchad, le Soudan et la Libye. «En réponse aux obstacles et aux opportunités que les politiques d'externalisation des frontières présentent pour les migrants, les itinéraires de migration se diversifient et se déplacent vers d'autres pays», constatent ainsi les rédacteurs du rapport. «Au-delà du fait que la migration soit un phénomène transnational qui n'est pas lié à un itinéraire donné, ce mouvement continu dans des itinéraires précis est rendu possible par le commerce transfrontalier et les réseaux de trafic qui ont mis en place la logistique nécessaire pour faciliter la migration en dehors du contrôle des gouvernements», constatent-ils encore. Si les chercheurs indiquent que «des Etats tels que le Niger, le Tchad et le Soudan ont renforcé leurs patrouilles frontalières et leurs opérations de lutte contre la contrebande» sous la pression de l'UE, leur rapport montre que «cela a été fait d'une manière qui ne favorise pas souvent la stabilité dans lesdites régions, contribuant à la ''miliciarisation'' (…) des pays en question» et à la croissance des milices armées présentes là-bas. Le cas de la Libye, une bombe à retardement En Libye, la question migratoire est perçue par l'UE comme étant plus prioritaire que la reconstruction d'un Etat libyen en lui-même, selon le rapport. De ce fait, l'Union européenne s'est «engagée, directement et indirectement, avec les milices». Les données des chercheurs indiquent que ces milices sont elles-mêmes «impliquées dans le trafic illicite de migrants ou étaient supposément prêtes à arrêter et combattre le trafic illicite en échange d'un soutien financier et d'une reconnaissance politique». Par conséquent, cette démarche a «attiré certaines milices ethniques dans les régions frontalières entre la Libye et le Niger, et a même contribué à la formation d'un nouveau groupe armé opérant dans cette région». Comme dans le nord de la Libye, cette situation crée un risque accru de «nouveaux conflits entre des acteurs armés favorables et opposés à la contrebande, en particulier entre les forces de Tubu contrôlant largement les zones frontalières du Niger, de la Libye et du Tchad». Ainsi, ces nouvelles activités lucratives ont été observées dans la région de Tubu, où des propriétaires et conducteurs sont soupçonnés de monnayer le transport des migrants provenant du Niger et du Tchad. Ces mouvements deviennent même des sources de revenus importantes pour une partie des habitants «stratégiquement situés à mi-chemin entre Agadez et Fezzan». «Les milices libyennes de Tubu se présentant parfois comme des gardes-frontières officiels, les revenus deviennent importants puisque le passage des migrants est taxé à chaque points de contrôle. Ceux directement impliqués dans le trafic de migrants en tant que conducteurs et propriétaires de voitures complètent ainsi cette chaîne financière.» Rapport de Clingendael Ceci est sans compter les révélations sur le financement d'activités de milices dans le nord de la Libye pour empêcher un passage des migrants vers Lampedusa (Italie) depuis la Méditerranée. En juin dernier, une note du CATDM a en effet indiqué que l'UE avait affecté «237 millions d'euros – presque intégralement puisés dans l'Aide publique au développement (APD) – à la Libye par le biais du Fonds fiduciaire d'urgence de l'UE pour l'Afrique (FFU)». La même source indique que cette somme a été «répartie géographiquement sur les zones des routes migratoires sans tenir compte des besoins du pays». Une politique qui permet notamment le «refoulement des migrants vers les camps de détention où déjà plus de ''20 000 personnes restent confinées dans ces centres de détention surpeuplés et insalubres'', selon Amnesty International». En cette année 2018, le rapport «Analyse des pactes migratoires et du Fonds fiduciaire de l'UE pour l'Afrique» de Concord et CINI, souligne que «cette situation entraîne une surpopulation incontrôlée des prisons et une multiplication des centres de détention non-officiels gérés par des milices». Le Niger sous «le dictat de l'UE» Conséquence de cette externalisation déjà en cours, une nette diminution des flux migratoires a été observée, selon les chercheurs de Clingendael. Cependant, cette tendance s'est accompagnée d'une «augmentation de l'invisibilité et des risques», ainsi que des «équilibres politiques fragilisés». Reprenant les chiffres de l'Organisation internationale de la migration (OIM), les rédacteurs du rapport rappellent d'ailleurs que «333 891 migrants au moins ont transité par le nord du Niger en direction de la Libye et, dans une certaine mesure, de l'Algérie en 2016». La même année, l'UE «a octroyé au Niger 140 millions d'euros pour freiner la migration à travers son territoire», rappelle le document. Et d'enchaîner : «En mai 2018, ce montant avait été augmenté grâce au Fonds fiduciaire d'urgence pour l'Afrique, allouant 230 millions d'euros au Niger, répartis entre onze projets principalement axés sur les migrations». Par ailleurs, les chercheurs rappellent que l'UE a affecté «600 millions d'euros à une aide au développement plus classique au Niger entre 2016 et 2020». Le fait de répondre aux exigences de l'UE en matière de limitation des flux migratoires non contrôlés a cependant créé des défis pratiques, juridiques et politiques. Dans ce sens, le rapport souligne que le «nord du Niger et sa frontière avec la Libye sont difficiles à contrôler», ce qui a poussé Niamey à adopter, en 2015, une nouvelle loi sur le «trafic illicite de migrants». Ce texte «comporte des défis juridiques majeurs», dans la mesure où nombre de migrants transitant par le Niger proviennent de la CEDEAO, zone de 15 Etats ouest-africains «qui permet à ses 350 000 millions de résidents la libre circulation – sans visa – et l'échange transfrontalier», rappelle le document. Dans ce sens, la chercheuse Clotilde Warin indique que «des accords ont été signés avec le Soudan dès 2014, avec le Niger en 2016. Contre financement – respectivement 160 et 230 millions d'euros – ces pays mènent une politique de ''frein migratoire''». Pour elle, «confier les clés de la fermeture de nos frontières aux pays dont les migrants sont originaires, ou aux pays par lesquels ils transitent, a des conséquences néfastes : cela ne fait que déplacer les flux, mettre les migrants en danger, accroître le pouvoir de milices et créer de l'instabilité régionale». Par ailleurs, des documents obtenus par Yabiladi indiquent que des agences de développement européennes sont également engagées dans la constitution d'un circuit de limitation de ces flux migratoires depuis le Niger, dans le cadre d'une «évaluation rapide de l'évidence». Il s'agit notamment d'un projet géré par la Coopération internationale allemande (GIZ) et ciblant des communes – frontalières notamment – pour la création de centres d'accueil de migrants et la mise en place de conditions les faisant rester sur place. Le Maroc n'échappe pas à l'externalisation des frontières européennes Si le rapport «Multilateral damage» n'évoque pas le cas du Maroc, le royaume n'est pas épargné par la politique migratoire européenne basée sur l'externalisation des frontières en Afrique. En effet, ces mêmes centres prévus au Niger, au Tchad, en Libye et en Algérie devraient voir le jour au Maroc également, en coopération directe avec des collectivités locales, malgré l'objection du ministère marocain des Affaires étrangères. Précédemment contactée par Yabiladi, une source associative ayant requis l'anonymat nous éclaire sur cette situation au regard des pratiques et du droit. «D'un côté, les élus communaux considèrent avoir la légitimité et la compétence de prendre en charge la mise en place de tels centres, du moment qu'ils reçoivent des migrants sur leur territoire», nous explique-t-elle. D'un autre, «il faut savoir que la gestion des flux migratoires est une compétence nationale et n'est pas propre aux collectivités territoriales». Mais «au niveau local, d'autres considérations sont prises en compte, notamment parmi les élus qui verraient dans les projets de ces centres une opportunité pour passer des marchés au plus offrant et en tirer les bénéfices financiers», ajoute notre interlocuteur. Ainsi, un centre d'accueil de migrant pourra voir le jour à Marrakech dès l'année 2019, tandis qu'un second devrait être prochainement créé dans la région de l'Oriental, notamment à Oujda, qui a inclus la question migratoire dans ses plans d'action communaux (PAC).