Islamologue et anthropologue, Farid El Asri analyse la diversité et la complexité de l'islam en Europe par le prisme de l'art. Un travail compilé dans son ouvrage «Rythmes et voix d'Islam : une socio-anthropologie d'artistes musulmans contemporains», inspiré d'une partie de sa thèse doctorale. Entretien avec l'auteur qui a rencontré des artistes comme Akhenaton, Médine et Cat Stevens. Comment la musique participe à la construction identitaire des artistes musulmans en Europe ? L'expression artistique permet beaucoup de choses et notamment l'expression spontanée, voire la mise en évidence plus réfléchie de la référence religieuse. C'est là un élément parmi d'autres. Il y a aussi des artistes qui le font de manière plus systématique, dans les disciplines dédiées, comme les chants confrériques ou dans les styles de chant dits islamiques. Les artistes sollicités disent des choses sur la réalité de l'islam dans ses principes ou dans sa contemporanéité. Certains expriment même leur subjectivité religieuse visuellement, textuellement, etc. Il y a par ailleurs une tendance dans l'engagement artistique qui consiste à dire les images ressenties à partir d'enjeux géopolitiques ou de questionnements plus personnel sur la réalité du quotidien. La religion s'y invite de temps à autre. Mais toujours est-il que l'artiste permet d'offrir à l'observateur un bon coup de sonde sur le moment. Ce témoignage est une ressource poétique et narrative importante. Les musiques urbaines et particulièrement le rap permettent plus que toute autre expression une effusion riche et parfois prolixe de regards sur le monde. Ceux qui font de ces musiques un engagement dit conscient ou hors des sentiers battus des cultures mainstream, offrent une perception des réalités sociales, politiques, économiques ou religieuses comme des journalistes avec caméra sur épaule. Ces artistes nous donnent à voir par le prisme de l'intuition et du ressenti, avec même une écriture prospective pour ne pas dire prophétique. Combien sont ceux qui ont fait part de réalités sociales, de tensions vécues et de leurs conséquences. Elles se sont révélées visionnaires. Quelles sont les trajectoires de ces artistes ? Dans l'ouvrage, il s'agit d'un ensemble assez riche, dense et qui couvre principalement trois pays européens (Belgique, France, Grande-Bretagne). La musique urbaine domine, tout en proposant des expressions plus traditionnelles, plus religieuses ou des recompositions originales. Il faut noter que ces artistes sont au cœur des expressions culturelles de ces pays, notamment pour la France. Leurs trajectoires ne sont pas toujours linéaires en termes de succès ou de rapport à la religion. Certains sont caractérisés par des carrières en dent de scie. Tout le travail consiste donc à maîtriser ces processus de transformations et de dynamiques des carrières artistiques qui fondent le choix des sujets, dont la religion. C'est par ces dynamiques notamment que l'on explique le retour de Cat Stevens, le départ à la retraite de Diam's, les silences prolongés au Zénith de Kery James. Y-a-il une différence entre les expériences de chants traditionnels comme le nasheed (chant dit islamique) et la posture militante du rap ? Notons d'abord que le religieux porte un regard sur la musique, avec un arrière-fond scripturaire qui semble problématique. Il n'y a donc pas un regard neutre sur le champ musical de la part du religieux. Cet héritage interfère parfois dans les options et les choix de carrières. Ceci va aussi découler sur un type de productions contemporaines dédié au religieux, voire à des consécrations thématiques au mystique, à la dévotion. Traditionnellement, on a principalement des expressions du patrimoine du soufisme ou de déclinaisons que l'on retrouve dans les survivances de noubas de la musique arabo-andalouse par exemple. Le principal canal de référence du religieux exprime ici l'islamité, surtout lorsque l'on mobilise une dominante pour les références à l'islam. D'autres vont être plutôt focalisés sur les vécus de musulmans. On parlera de musulmanité. L'intérêt du livre et de la thèse doctorale qui l'a nourri est précisément de voir comment les négociations identitaires s'opèrent autour des questions du soi dans le présent et de ces identités qui s'interrogent, à partir de leur appartenance plurielle, sur l'être français, européen, musulman, contemporain, etc. Revenons un instant au rappeur Médine Zaouiche, qui a fait l'objet d'une polémique après son interdiction de chanter au Bataclan. Que vous inspire cette polémique ? Le problème est avant tout celui de la perception. Médine s'exprime dans un contexte tendu et paramétré par la vitesse, dans lequel on ne dépasse pas l'apparente provocation. Ceux qui le découvrent ne tiennent pas compte du principe évolutif de choix thématiques et de styles artistiques dans une carrière. Le malaise suscité par le morceau «Don't Laïk» repose aussi sur une légitimité d'accès à la critique de la société. Depuis, Médine n'est pas accueilli ailleurs, il est chez lui au Havre et en France. Il a rappé en tant que Français lorsqu'il s'est attaqué au débat sur la laïcité et qu'il a estimé qu'il était important de critiquer les interprétations de certains sur cette question. Dans le contexte tendu et crispé en France, une frange politique et médiatique a considéré le clip de Médine comme un péché capital. On lui refuse la métaphore, le second degré, voire la provocation symbolique. On a même enfermé Médine dans l'apparence des clichés qu'il mobilise. Toute la substance et la complexité à laquelle il nous invite a échappé aux critiques. La polémique du Bataclan est montée d'abord par des frondeurs politiques qui devraient nous questionner : ce sont eux qui ont donné le la pour la censure à venir, dans un contexte d'hyper-émotivité et de raccourcis très discutables. Une très grande couverture médiatique pour un non-événement à la base. Cela a surtout mis en avant l'absence médiatique du principal concerné. Médine a d'ailleurs réagi sagement en faisant le choix d'un autre lieu pour se produire et espérer se réapproprier son image injustement ternie.