Ce qui m'inquiète et me met en colère, c'est le devenir des femmes pauvres qui doivent être soignées et qui sont traînées de rendez-vous en rendez-vous, laissant ainsi des fibromes grandir et détruire leur utérus, ou des cancers se propager pour détruire leur vie et leur famille. Ilham est une jeune sage-femme affectée dans le Moyen Atlas, précisément dans une maison d'accouchement périphérique. Elle connaît bien les affres des accouchements et les attentes des femmes pauvres de l'Atlas, alors elle a créé une association pour leur venir en aide. J'ai connu Ilham lors d'une formation en obstétrique d'urgence, et quand elle a su que j'effectuais des interventions pour les patientes de la ville de Meknès et sa région qui étaient sur liste d'attente depuis des mois, soulageant ainsi leurs douleurs, soignant leurs maux et allégeant la pression sur l'hôpital provincial, elle a pensé qu'une action pareille pouvait se faire dans la province d'Azrou, qu'elle connaît bien. Elle m'en a parlé et j'ai accepté aussitôt. Mais c'était sans compter les péripéties qui allaient surgir et empêcher ainsi les femmes pauvres de cette province de se faire opérer. Iman, qui tenait absolument à la réussite de son action chirurgicale, a fait de son mieux pour trouver les femmes qui avaient besoin d'opération et qui traînaient avec elles leurs maux sans que personne ne leur vienne en aide. Elle m'a envoyé la liste d'une quinzaine de femmes. Au centre hospitalier d'Azrou, comme dans un grand nombre d'hôpitaux, il y a une affectation de deux gynécologues qui n'effectuent que les gardes et qui, par un arrangement magique, travaillent une semaine sur deux et se déplacent difficilement les nuits. D'ailleurs, quand j'ai pu avoir l'une d'entre elles au téléphone à propos des patientes, elle m'a fait comprendre que ces femmes n'avaient rien d'urgent et qu'elles pouvaient par conséquent attendre. Si jeunes et déjà partisans du service minimum Justement, attendre quoi ? Un miracle bien sûr, puisque la façon avec laquelle la plupart des gynécologues travaillent dans le royaume, y compris à Azrou, concerne surtout la gestion des urgences obstétricales, les interventions dites froides et, même si elles sont handicapantes par la douleur ou les hémorragies, celles-ci ne sont pas traitées partout. Les femmes d'Azrou doivent aller vers le secteur privé de Meknès et celles qui n'ont pas les moyens ou n'en trouvent pas doivent rester avec leurs maux. Etrange conception de la médecine et du service rendu. Pour opérer ces femmes, il a fallu insister un peu. Le délégué de la Santé et le directeur de l'hôpital ont fait leur possible pour la réussite de la campagne, mais l'absence de motivation chez les gynécologues m'a effaré. Si jeunes et partisans du service minimum, je ne sais pas où ce pays se dirige. Ce qui m'inquiète et me met en colère, c'est le devenir des femmes pauvres qui doivent être soignées et qui sont traînées de rendez-vous en rendez-vous, laissant ainsi des fibromes grandir et détruire leur utérus, ou des cancers se propager pour détruire leur vie et leur famille. On est en droit de se demander quel est l'essence même de notre métier ? Ou plus encore, qu'est-ce qu'on enseigne vraiment aux centres universitaires ? Une des revendications principales des Marocains est un service de soins humanisé et de qualité. On y répond souvent par de nouvelles constructions et du matériel, mais rien ne pourra remplacer un personnel motivé et compétent. Nass Al Ghiwan ont chanté il y a bien longtemps : «Ne m'importe que la perte des Hommes (avec un grand H). Si les murs s'écroulent, chacun pourra construire une maison !»