Mohamed ben Abdelkrim el-Khattabi a su tenir tête à l'occupation espagnole dans le Rif. L'émir fut ensuite exilé, avant de fuir au Caire où il mourut le 6 février 1963. Cette semaine est marquée par la commémoration de sa disparition. Retour sur la vie d'un combattant hors du commun. Né en 1882 à Ajdir, au cœur des montagnes du Rif, Mohamed ben Abdelkrim el-Khattabi reçut une éducation traditionnelle. Il continua ses études à Tétouan puis à Fez, avant de décrocher son baccalauréat à Melilla. S'en suivit un cursus universitaire en droit pendant trois ans à Salamanque (nord-ouest de l'Espagne). Ainsi, Mohamed ben Abdelkrim el-Khattabi devint très tôt professeur. A Melilla, il enseigna auprès de la communauté musulmane entre 1907 et 1913. Parallèlement, il devint en 1910 traducteur et rédacteur au sein de l'administration centrale des affaires civiles. Il travailla en même temps comme journaliste au sein du quotidien hispanophone Telegrama del campagne, où il tenait une colonne en arabe jusqu'en 1915. La conscientisation politique En 1913, Mohamed Ben Abdelkrim el-Khattabi fut également nommé juge à Melilla. Un an plus tard, âgé de 32 ans, il fut promu au poste de juge en chef, sous l'instruction du résident général espagnol. L'intellectuel accéda ainsi au plus haut grade de la juridiction musulmane dans la ville. La même année, il devint professeur d'académie et enseigna l'arabe et le rifain à l'Ecole des affaires civiles de Melilla. Mohamed Ben Abdelkrim el-Khattabi A ce stade, les historiens s'accordent sur le fait que Mohamed Ben Abdelkrim el-Khattabi croyait encore en la cohabitation pacifique avec les Espagnols. Mais en 1915, il fut emprisonné pour avoir exprimé son soutien aux Allemands et aux Ottomans en pleine Première Guerre mondiale (1914 – 1918). Par ailleurs, l'armée espagnole entama une profonde intrusion dans le Nord du Maroc, alors que son influence se limitait jusque-là aux côtes. La succession des faits fut un véritable déclic, créant un tournant dans la vie de Moulay Mohand et développant sa conscience politique. La lutte armée Dans ses mémoires, Mohamed Ben Abdelkrim el-Khattabi indiqua que la guerre du Rif fut d'abord menée par son père, Abdelkrim el-Khattabi. Il s'agissait d'une forte réaction et d'une réponse ferme à l'extension belliqueuse de l'armée espagnole, qui essayait d'étendre sa zone d'influence aux tribus d'Aït Ouriaghel, chef-lieu d'el-Khattabi. Elle procédait à des arrestations en masse et faisait courir des rumeurs sur la défaite de ses hommes face aux colons. A travers les mosquées et les marchés, Abdelkrim el-Khattabi mobilisa plus de 200 personnes parmi les tribus rifaines, pour lancer un assaut et récupérer le point stratégique de Tafersit en 1920. Mais à peine 22 jours après cette victoire, le père guerrier mourut et l'émir Moulay Mohand prit ainsi la relève à l'âge de 39 ans. Perpétuant le combat de son géniteur, il mena la vie dure à l'occupation espagnole et récupéra plusieurs zones envahies par les Ibériques. Le 22 juillet 1921 lors de la Bataille d'Anoual, l'émir infligea aux forces occupantes une défaite historique. Il tua 15 000 soldats espagnols ainsi que leur commandant, le général Silvestre, et fit prisonnier 570 autres. Le nouveau leader du Rif évoqua cet épisode historique dans ses mémoires : «Je connais peu de choses sur les circonstances de la mort du général Silvestre, tombé rapidement sur le champ de bataille. Un jeune rifain vint vers moi pour m'informer qu'il avait découvert le corps sans vie d'un général, au milieu des cadavres de ses officiers. Il me remit sa bretelle et ses insignes. De retour sur le terrain et sur ses indications, je reconnus le corp du général.» La république du Rif Peu après sa victoire, Moulay Mohand annonça la création de la première république d'Afrique du Nord. Dans l'un des textes fondateurs de l'Etat, il défia les forces impérialistes : «Nous sommes le gouvernement de la République du Rif, créée en juillet 1921. Nous tenons à informer les Etats signataires du Traité d'Algésiras en 1906 que leurs ambitions ne pourront aboutir. L'histoire le leur a bien prouvé, ces derniers jours. Ils sont dans l'erreur s'ils considèrent que le Rif fait partie du Maroc. Géographiquement, notre république fait partie de l'Afrique. Notre langue est singulièrement différente de toutes les autres.» De ce fait, el-Khattabi devint «l'émir». Il préconisa ce titre plutôt que celui de «prince» ou encore de «sultan» et la mise en place des instances du nouvel Etat prit deux ans. Les «Mémoires du patrimoine marocain» (vol. 7) rappellent que les institutions de la République du Rif étaient constituées du gouvernement, dirigé par l'émir, ainsi qu'une Assemblée nationale (Parlement), composée de représentants et de porte-paroles tribaux. Drapeau de la République du Rif Quant au gouvernement, il était constitué de sept ministères : Une délégation générale de l'émir, les finances, la justice, l'éducation, les affaires étrangères, l'intérieur et la guerre. Selon un recensement traditionnel mené durant la guerre du Rif, la république s'étendait à 18 tribus, avec trois millions d'habitants. Chacune des tribus avait son commandant, subordonné au ministère de l'Intérieur. Les décrets, les lettres de créance et les documents officiels étaient frappés au sceau de l'émir ou de son frère, en sa qualité de délégué public. Cette organisation institutionnelle structurée n'avait rien à envier à un Etat démocratique. Les colons s'en trouvèrent gênés. La France décida d'intervenir dans le Rif en s'alliant aux Espagnols, par crainte que le succès de la révolution de l'émir n'annonce des soulèvements similaires dans les régions du Maroc et du reste de l'Afrique du Nord. Territoire de la République du Rif L'émir et ses hommes étaient cependant des plus coriaces. Les nombreuses opérations militaires, conjointement menées par l'Espagne et la France, ne semblaient guère les faire plier. La République devenait un barrage infranchissable pour ses ennemis et les bombardements la visant s'intensifièrent. Les colons passèrent à une nouvelle étape de l'offensive, avec le recourt à l'utilisation d'armes chimiques. Voyant les ravages de ces dernières sur sa population, l'émir fut contraint de se rendre aux Français afin de préserver la vie des civils. La République du Rif fut alors dissoute le 27 mai 1926. Quant à Moulay Mohand, il fut exilé avec sa famille et ses hommes les plus proches vers l'île de la Réunion, où il resta jusqu'en 1947. Autorisé à aller vivre à Marseille, il réussit à s'échapper lors d'une escale à Suez. Il trouva ainsi refuge en Egypte et s'installa définitivement au Caire. La même année, il créa le Comité de libération du Maghreb arabe (CLMA), dont il fut ainsi l'artisan et le principal architecte. Le but était de coordonner la lutte pour l'indépendance des pays d'Afrique du Nord. El-Khattabi en exil avec ses deux enfants / Ph. DR. Le 9 décembre 1947, il fut élu président du Comité. La vice-présidence fut confiée à son frère et l'instance regroupa Habib Bourguiba et Habib Thameur (Tunisie), Allal Fassi, Abdelkhalek Torres et Mekki Naciri (Maroc), ainsi que Chadly el-Mekki (Algérie). Le 5 janvier 1948, l'émir publia un manifeste rassemblant les signatures des représentants de partis nationalistes maghrébins, où le CLMA réitéra son objectif d'obtenir «l'évacuation des pays par les troupes d'occupations et la réalisation de leur indépendance totale et leur souveraineté nationale complète». Cependant, les dissonances entre les représentations de chaque parti au sein du Comité ne permit pas à celui-ci de remplir toute sa mission. Dans son ouvrage L'Afrique du Nord en marche (p. 319, éd. Omnibus, 2002), l'historien français anticolonialiste Julien Charles-André rappelle la déception de Mohamed Ben Abdelkrim el-Khattabi, qui critiqua la démobilisation de certains leaders au sein du CLMA en leur reprochant «d'avoir amassé de l'argent pour le Mouvement national et de l'avoir dépensé à leur façon, dans une lutte qui s'est limitée à la ville du Caire et l'impression de luxueuses publications». Moulay Mohand et les rois du Maroc Abdelkhalek Torres, alors ambassadeur du Maroc au Caire, organisa le 13 janvier 1960 une rencontre entre le sultan Mohammed ben Youssef (1927 – 1957 puis roi de 1957 à 1961) et Moulay Mohand dans la capitale égyptienne. Au cours d'une longue entrevue, le sultan voulait convaincre l'émir de revenir au royaume. Mais celui-ci refusa, considérant qu'il connaîtrait le même sort que les grandes figures du soulèvement du Rif (1958 – 1959). Dans ce sens, Mohamed ben Abdelkrim el-Khattabi appela à mener une enquête sur les victimes de ces arrestations ainsi que les disparus, tout en demandant la remise en liberté des détenus. En 1962, il s'opposa à la première constitution proposée par Hassan II (1961 – 1999). En effet, le leader du Rif considérait ce texte «comme un contrat entre dirigeant et gouvernés, qui ne peut aboutir sans le consentement d'une seule partie». Pour lui, cette constitution était clairement «une tentative de contrôle pour asseoir un régime tyrannique, conformément à la volonté du souverain». Histoire d'une marginalisation Malgré l'avènement de l'Instance équité et réconciliation (IER) après la mort de Hassan II (1999), le travail de mémoire sur Mohamed ben Abdelkrim el-Khattabi ne fut pas institutionnalisé et les récits officiels sur son action occultèrent souvent la portée révolutionnaire de ses idées, ainsi que de ses projets pour la démocratie ou même pour l'éducation et l'enseignement. Cependant, sa figure de résistant et de révolutionnaire eut un écho international et sa tactique militaire inspira nombre de leaders des mouvements de la résistance anticoloniale (Mao Tsé-toung, Omar Mokhtar, Che Guevara…) Beaucoup d'historiens considérèrent même que la Bataille d'Anoual fut un épisode historique déterminant, dans le revirement du système politique espagnol qui devint une république militaire avec Primo de Rivera (1923 – 1930). Mohamed ben Abdelkrim el-Khattabi décéda le 6 février 1963 au Caire, où il fut inhumé sans pouvoir revenir dans son pays.