Middle-East Eye se penche sur la liberté de la presse au Maroc, au moment même où le code de la profession est dans le pipe-line du parlement, dans une quelconque sous-commission d'où il ne manquera pas de sortir sans même l'ombre d'un amendement, ou si peu. L'article original a été écrit en anglais par Dania Akkad, pour le «Middle-East Eye». Au baromètre de la liberté de presse, l'indicateur pointe désormais, en direction de plus de coercition, après avoir, un temps, oscillé entre liberté relative et répression sévère. Rédacteurs et journalistes sont de fait, confrontés à d'inquiétantes méthodes, plus ou moins subtiles, destinées à les museler et qui rappellent cette période de sinistre mémoire, quelques années après l'intronisation de Mohammed VI, lorsque certains des meilleurs et des plus brillants journalistes, durent se résoudre à quitter le pays, sous des pressions financières ou privées, afin de continuer à exercer le métier, tandis que d'autres y renoncèrent tout simplement. Black-out sur l'information Freedom House, Reporters sans frontières, ont abondamment décrit la lutte de ceux qui sont restés et qui ont osé enfreindre les lignes rouges que sont la vie des sahraouis, le Front Polisario, le Sahara Occidental, la critique du roi ou la remise en question de son budget. Tout comme Human Rights Watch et Freedom House, qui, de leur côté et avec d'autres, avaient rappelé comment les tracas n'épargnaient même pas les journalistes étrangers, comme en 2011, lorsque les autorités marocaines firent annuler l'accréditation d'Al-Jazira, à la suite d'articles jugés tendancieux, sur le Sahara occidental, et comme en 2012, lorsque le quotidien espagnol El País, fut interdit, à deux reprises, pour avoir publié une caricature du roi et évoqué un livre critique envers ce dernier. Autant d'initiatives qui, de l'avis des observateurs et des journalistes, signifient qu'au moment même où le gouvernement se vante de mener de vastes réformes, dans le cadre de la nouvelle constitution de 2011 (celle-là même qui a permis à la monarchie de se sortir indemne du Printemps arabe), les Marocains ont moins accès à une presse indépendante ou à des enquêtes impartiales, traitant de questions aussi cruciales que la corruption ou les dépenses publiques. Ministres autant qu'acteurs de la société civile se plaignent également du manque d'informations fiables, mais divergent lorsqu'il s'agit d'en interpréter les raisons. Mustapha Al-Khalfi, ministre de l'information et ancien journaliste, reconnaît bien un problème de la presse, mais comme ses collègues, il marque sa préférence pour une «troisième voie», plutôt qu'une révolution ou le maintien du statu quo. «Nos médias parlent, malheureusement, très peu de l'action gouvernementale, alors que les réformes en cours, exigent une plus grande vulgarisation. Nos débats méritent meilleure couverture.», déplore Idriss Azami Al-Idrissi, ministre du Budget. «Nous somme incapables de discerner le vrai du faux, en matière d'informations… Nous nageons en plein doute.», déclare Mohammed Al-Boukili, membre de l'Association Marocaine des Droits de l'Homme (AMDH), avant d'ajouter : «La véritable information demeure inaccessible aux lecteurs en zones rurales. Les journalistes n'ont accès ni aux chiffres ni aux statistiques. Nous non plus !» Au commencement était «Le Journal» L'affaiblissement des médias «participe de l'exclusion du citoyen de base, de toute vie politique», commente Aboubakr Jamaï, ex-directeur de la publication francophone de «Lakome». L'homme faisait partie de ce cercle de journalistes qui s'était fait connaître, à la fin des années 1990. Considérés comme subversifs, explique-t-il, parce qu'ils ne se contentaient pas d'écrire des articles d'opinion, mais faisaient également état d'informations et de points de vue. «Nous faisions du journalisme. Nous allions à la rencontre des gens, les interviewions et rendions compte de ce que nous avions appris.» Alors que les ministres étaient régulièrement taclés dans les médias, donnant l'illusion d'un semblant de presse libre, le monarque était, lui, largement épargné. Jamaï et ses associés voulaient changer ce postulat. Ce fut «Le Journal», un hebdomadaire au sein duquel de jeunes journalistes se firent les dents en brisant de grands tabous, comme cette interview du chef du Polisario ou encore cet article, sur la présumée implication de l'ancien premier ministre, Abderrahmane Youssoufi, dans le complot, visant à assassiner Hassan II. A la veille de chaque parution, c'était comme se dire : «Mon Dieu, de quoi vont-ils parler cette semaine?», commente Michael Willis, professeur titulaire de la Chaire Mohammed VI pour les études marocaines et méditerranéennes, à l'Université d'Oxford. La décennie suivante fut le théâtre d'une série d'escarmouches, sous la forme «édition-répression», qui opposa le Journal aux autorités, jusqu'à l'interdiction de 2000, faisant suite à l'entretien avec le chef du Front Polisario. En 2001, les rotatives reprirent du service, sous un nouveau nom, avec une édition arabophone, Assahifa, avant que procès réguliers et boycott des annonceurs, n'aient raison de la santé financière du journal, avec ce coup de grâce administré par le procès en diffamation, intenté en 2006, par Claude Moniquet, directeur de l'European Strategic Intelligence and Security Center, et l'amende de trois cent soixante mille (360 000) Dollars américains qui en a résulté. Le plaignant avait assigné le «Journal Hebdomadaire» (son nouveau nom) en justice, l'accusant de l'avoir diffamé en avançant que son rapport sur le Sahara occidental, avait été financé par le Maroc. Une fois le jugement confirmé par la Cour d'appel de Rabat, Jamaï incapable de payer l'amende, démissionna, pour permettre au journal de continuer et quitta le pays. «On m'a forcé !», dira-t-il, plus tard lors d'un entretien téléphonique, depuis la France. Hormis quelques prestations à distance, comme sa participation à la version francophone de Lakome, Jamaï est désormais persona non grata dans le milieu professionnel. Pourtant, l'idée de reprendre la chefferie d'une rédaction, au Maroc, continue de le hanter. «En fait, ça me manque à un point tel, que je me fais violence pour l'oublier !», affirme-t-il. Le cas Taoufik Bouachrine et l' «Affaire des primes» Alors que la liberté de la presse au Maroc a connu des hauts et des bas, depuis l'avènement de Mohammed VI, deux méthodes ont régulièrement cours, afin de contrôler les médias. Aux journalistes, les procès infamants, pour entacher leur crédibilité et jeter l'opprobre sur leur nom. Aux annonceurs, dont les entreprises dépendent du Makhzen, on impose le boycott des publications enfreignant les lignes rouges, afin de les asphyxier financièrement. Parfois, dit Willis, ce sont les annonceurs eux-mêmes qui s'imposent la mesure inquiets de préserver les contrats sur lesquels le monarque a un droit de regard. «Le Makhzen est tellement persuasif que beaucoup n'ont même pas besoin du fameux coup de téléphone pour s'exécuter !», explique Willis. Un autre procédé, confie Taoufik Bouachrine, d'Akhbar Al Youm, consiste à punir les sources. « Sans doute, le procédé le plus redoutable, parce qu'il s'en prend à l'esprit même du journalisme», ajoute le rédacteur en chef, dont le quotidien tire à quarante mille exemplaires. L'homme qui travaille au dix-septième (17°) étage d'un immeuble casablancais, aux vitres opaques, ne peut ni voir à l'extérieur, ni être vu, et ne sait jamais qui frappe à la porte. En 2012, son journal avait révélé l'affaire des primes que l'ex-ministre des Finances, Salaheddine Mezouar, et le trésorier général, Nourredine Bensouda, s'étaient mutuellement consenties, en se fondant sur des documents provenant d'informateurs, au sein même du ministère des Finances. Sitôt le papier publié, une enquête fut diligentée par le ministre de la Justice, Mustapha Ramid, membre du Parti de la Justice et du Développement (PJD), arrivé au pouvoir, en 2012, avec pour principale étiquette, la lutte contre la corruption. Deux ans plus tard, alors que Bouachrine persistait dans son refus de divulguer ses sources, les enquêteurs réussirent à retracer ses appels téléphoniques vers deux employés du ministère des Finances, Abdelmajid Louiz et Mohamed Reda, qui furent livrés à la justice pour «divulgation de secrets professionnels» et perdirent leur emploi. Reda fut acquitté, en mars dernier, Louiz condamné à deux mois avec sursis et une amende de deux cent quarante (240) Dollars. Salaheddine Mezouar, ne fut jamais inquiété. Il est aujourd'hui ministre des Affaires étrangères du Maroc. Nourreddine Bensouda est toujours en poste à la trésorerie. Pour Akhbar Al Youm, l'affaire eut l'effet dissuasif que l'on devine. Le rédacteur en chef raconte : «Beaucoup de ceux avec lesquels nous avions coutume de travailler ne prennent même plus nos appels. Nous craignons de parler aux gens. Le métier est devenu dangereux pour nous, comme pour nos sources.» Début 2014, Bouachrine a fait, l'objet d'un procès pour fraude fiscale à hauteur de deux cent mille euros, portant sur l'achat d'une maison, à Rabat en 2007. Le procès s'est achevé par un non-lieu, mais le mal était fait. «Le but est de vous isoler et vous calomnier», explique Maati Mounjib, militant des droits de l'homme. «Les gens craignent plus pour leur réputation que pour leur liberté» avant d'ajouter, à propos de Bouachrine, «C'est très douloureux pour lui !» Le cas Maati Mounjib et «Freedom now» Le temps d'avaler une boisson à la terrasse d'un café à Rabat et Mounjib qui est aussi professeur d'histoire à l'université de Rabat, brosse une rétrospective du Maroc de ces trente dernières années, dans une large perspective régionale et jusqu'aux luttes intestines qui secouent le microcosme politique marocain. Exilé au Sénégal, après sa participation au mouvement estudiantin marocain, l'homme y avait publié en 1992, La monarchie marocaine et la lutte pour le pouvoir. L'ouvrage est toujours interdit au Maroc. En 1995, profitant d'une amnistie générale, il rentre au pays où il est arrêté huit jours, à la fin de la période d'amnistie. Il quitte le Maroc à nouveau pour y revenir en 2000. Depuis, il écrit dans les colonnes de Zamane traitant des sujets d'actualité du pays, à travers le prisme de son histoire. «C'est moins polémique !», commente l'homme qui a contribué à fonder Freedom Now, une organisation dont le but était le soutien au journaliste Ali Anouzla, emprisonné et dont les objectifs furent élargis à la liberté d'expression et de la presse. Malgré des tentatives répétées Freedom Now n'a toujours pas réussi à obtenir le quitus nécessaire à sa reconnaissance et la plainte déposée en son nom, a été déboutée par la justice en juillet dernier. Interrogé à ce sujet, en juin, le ministre de la Communication, Al-Khalfi a eu cette réponse : «Je ne me permettrais pas d'intervenir dans les affaires de la justice». Quant à l'historien qui a subi des pressions de la part d'agents, en juillet dernier, afin qu'il cesse de parler de la situation des libertés au Maroc, il conclut au téléphone : «Je vais poursuivre mes activités pour les droits humains et la liberté, parce que je suis un citoyen et parce que je respecte la loi !» Le cas Ali Anouzla et «Lakome» Ali Anouzla est probablement l'une des plus grandes figures emblématiques du journalisme marocain. Il a passé quarante jours, en prison, après avoir publié sur la version arabophone de son journal électronique Lakome – un lien vers le site du quotidien espagnol El País qui relayait une vidéo d'Al-Qaïda menaçant de s'en prendre au Maroc. Arrêté le 17 Septembre 2013, il est inculpé pour apologie du terrorisme et aide et assistance à une entreprise terroriste. Une accusation pour laquelle il risque jusqu'à vingt ans de prison. Anouzla et ses défenseurs soutiennent que la vidéo n'était qu'un prétexte. «Il n'a pas été arrêté en raison de Al-Qaïda, mais plutôt en raison de ce qu'il avait écrit quelques mois plus tôt sur le monarque.» soutient Mohamed Al Boukili, le plus ancien membre de l'Association marocaine des droits de l'homme (AMDH). Quelques mois avant son arrestation, Anouzla avait publié un rapport sur les carrières de sable et la corruption qui entoure ce marché. Ses éditoriaux s'étaient attaqués à l'enveloppe budgétaire du roi (851 000 Dollars par jour), à la fréquence de ses voyages à l'étranger et au Danielgate, du nom de ce pédophile, Daniel Fino Galvin, condamné à trente ans de prison, pour le viol de onze Marocains âgés de quatre à quinze ans et que Mohammed VI avait gracié, lors de la visite au Maroc, du roi d'Espagne, Juan Carlos. «J'ai été arrêté pour d'autres raisons que le terrorisme !» dit Anouzla, avant de préciser : «Je ne critique pas le roi pour le critiquer !». Plusieurs mois après sa libération, Anouzla emmène l'équipe de Middle-East Eye (MEE) à travers l'étroit escalier qui mène aux bureaux, à présent déserts, de Lakome. Quelques chaises à roulettes, trois écrans d'ordinateurs, une forêt de câbles débranchés, et quelques feuilles de papiers détachées d'un conférencier gisent à terre. C'est tout ce qu'il reste du journal. En liberté sous caution, le journaliste explique qu'il n'est qu' «à moitié libre». S'il ne croit pas qu'il sera renvoyé en prison, il ne peut, en revanche, ni voyager hors des frontières du Maroc, ni publier tout ce qu'il se dit prêt à faire, en raison de la fermeture du journal, par les autorités. «J'ai eu plusieurs propositions à l'étranger, mais je préfère rester, parce que je pense que ma voix a plus d'écho ici et parce que je pense avoir des devoirs envers mon pays» dit-il. Et de poursuivre : «Le principal problème de la presse marocaine, est qu'elle est considérée comme une menace pour le pouvoir. Le gouvernement considère que Lakome est dans l'opposition. Pour eux, toute personne qui critique est dans l'opposition. Le journalisme n'est pas l'opposition. C'est juste un autre pouvoir.» Entre révolution et statu quo, les réformes impossibles Fraîchement arrivé de Chine, où il était en visite officielle, Mustapha Al Khalfi, ministre de la Communication, reçoit ses invités en jeans et chemisette, dans un lieu qu'il affectionne tout particulièrement, le lobby d'un hôtel de la capitale. Ainsi attablé au milieu de l'équipe du Middle-East Eye, il passerait presque pour un journaliste, parmi les siens, plutôt que pour le politicien de carrière qu'il est. «Nous avons une dynamique de réformes qui se situe entre révolution et statu quo. Nous appelons cela, la réforme dans la stabilité», explique le ministre. Par réformes, Al Khalfi et d'autres entendent l'ensemble de lois organiques destinées à mettre en application, la Constitution de 2011, contestée par le Mouvement du 20 Février en raison de ses parrains choisis par le roi. Une version préliminaire du code de la presse a été présentée au parlement. Ce dernier devrait, selon le ministre, résoudre la plupart des problèmes auxquels sont confrontés les journalistes. Mais l'adoption de la loi traîne, en grande partie, en raison du dialogue entre l'Union des Journalistes et le ministère de tutelle. «Je comprends que certains exigent une mise en place rapide du nouveau code de la presse. Mais si nous avions procédé ainsi, ils n'auraient pas manqué de nous reprocher de ne pas les avoir consultés. Dix mois ont été nécessaires, afin d'examiner le projet initial et y intégrer les deux tiers des cent recommandations du syndicat de la presse. Le code devrait protéger efficacement les journalistes contre l'emprisonnement et les interdictions seraient laissées à l'initiative des tribunaux et non du ministère de la Communication», soutient Al Khalfi. A la question de savoir ce qu'il pense du boycott de ceux qui franchissent les lignes rouges, Al Khalfi déclare que des aides étatiques sont à la disposition de ceux qui éprouvent des difficultés financières, tout en précisant que ces cas étaient rarissimes. Il suggère : «Ma réponse est claire : visitez avec moi des kiosques à journaux, et vous pourrez y voir des parutions qui traitent du Sahara ou des institutions politiques marocaines sans que les annonceurs n'en soient absents.» Willis rétorque que c'est précisément dans les kiosques que l'on se rend compte du problème : «Ils racontent tous la même histoire. Personne ne fait du travail d'avant-garde. En lieu et place du journalisme d'investigation, on a droit à des sujets aussi indigents que des reportages sur le secteur des affaires, alors qu'il est question de changements profonds. Ce n'est pas tant le fait que ce soit si flagrant, ou que ça relève d'une propagande ridicule, mais écrire ce genre d'articles revient purement et simplement à enfoncer des portes ouvertes !» Ceci expliquant sans doute cela, les ventes de magazines et de journaux ont chuté et le public averti de se tourner plutôt vers Twitter et Facebook à la recherche d'informations fiables. «Il est illusoire de penser que Facebook et Twitter puissent remplacer un journal !», déplore Jamaï. Il est également difficile, dans ces conditions, de trouver des journalistes prêts à remettre en question le statu quo et, par conséquent, perdre leurs annonceurs, et risquer de sous-payer leurs employés, notent les observateurs. Le silence, cette petite mort des démocrates Hamza Mahfoud, 28 ans, a travaillé avec Anouzla, à Lakome. Il parle de «la pire année» de sa courte carrière. Mahfoud a commencé à écrire sur les bancs de l'université avant de devenir correspondant marocain pour une agence de presse russe et d'écrire pour plusieurs journaux marocains dont Hespress hebdomaire, fermé depuis. Son implication dans le Mouvement du 20 février, et les sujets politiques qu'il traite dans ses billets, constituent un frein à ses aspirations de journaliste. Il raconte : «Plusieurs journaux ne peuvent pas travailler avec moi, parce que j'appartiens au Mouvement du 20 Février. Tous ceux qui critiquent la monarchie, la politique au Sahara ou l'islam, se heurteront au même problème.» Mahfoud cite les noms de ses héros en journalisme. Ils ont quitté le pays ou ont été interdits d'exercer leur profession, ces dernières années, avant d'exprimer sa crainte d'être un jour ou l'autre arrêté. Il conclut : «Nous avons très peu d'espoir de changer cette situation. Nous n'avons donc pas grand choix, si nous ne voulons pas être définitivement réduits au silence.». Visiter le site de l'auteur: http://salahelayoubi.wordpress.com